Savary se pencha, sa voix devint un souffle.
– Ici même, sur ce bateau, il y a des complices. L'un des laissez-passer mystérieux que le Marseillais traînait dans son enveloppe cirée entre un pavillon des chevaliers de Malte et une marque du duc de Toscane, lui servira de signe de reconnaissance pour obtenir l'aide des sentinelles préposées à leur garde.
– Croyez-vous vraiment que les sentinelles de cet affreux Escrainville pourront se faire complices ? Elles risquent la mort...
– ...Ou la fortune ! Dans la confrérie des trafiquants d'argent les complices d'une évasion touchent des sommes fabuleuses, paraît-il. Ainsi en a décidé le maître occulte, ce Rescator que nous avons déjà eu le périlleux honneur de rencontrer. On ignore si ce Rescator est de Barbarie, Turc, ou Espagnol, s'il est chrétien ou renégat ou simplement d'origine musulmane, mais une chose est certaine, c'est qu'il n'a pas partie liée avec les commerçants corsaires de la Méditerranée, blancs ou noirs, tous marchands d'esclaves. Il tire sa fabuleuse richesse de son commerce d'argent illicite. Cela fait enrager les autres qui n'ont rien compris à ce mystère d'un pirate pouvant réussir ses affaires sans se consacrer au trafic de chair humaine. Il a contre lui aussi bien les Vénitiens, les Génois, les chevaliers de Malte que les Algérois de Mezzo Morte ou les Turcs marchands de Beyrouth. Mais il est puissant, car tous ceux qui travaillent pour lui s'en trouvent bien. Par exemple, lui Pannassave, qui a réussi à sauver une partie de son chargement, va toucher de quoi se racheter un bateau au moins aussi beau que La Joliette. Cependant il faut attendre que notre pauvre Marseillais se soit remis de sa blessure pour tenter l'aventure.
– Pourvu que ce ne soit pas trop long. Oh ! maître Savary, comment vous remercier de ne pas m'abandonner, alors que je ne peux plus vous être d'aucune aide ?
– Puis-je oublier, Madame, combien vous vous êtes dévouée, avec quelle gentillesse, pour me procurer ma moumie minérale que l'ambassadeur persan apportait en présent à notre roi Louis XIV ? Vous avez beaucoup fait pour la cause de la science qui est mon unique raison de vivre. Mais plus encore que le service rendu c'est votre déférence pour la SCIENCE, Madame, dont je vous remercie. Une femme qui a un tel respect pour la science et les travaux obscurs des savants ne mérite pas de disparaître dans le labyrinthe d'un harem pour servir de jouet à de lascifs musulmans. Je mettrai tout en œuvre pour vous épargner ce sort.
– Voulez-vous dire que c'est le sort que me réserverait le marquis d'Escrainville ?
– Je n'en serais pas autrement surpris.
– Ce n'est pas possible ! C'est un sale aventurier certes, mais il est français, comme nous, et sa famille est de vieille noblesse. Un projet aussi monstrueux ne peut lui venir à l'idée.
– C'est un homme qui a toujours vécu aux colonies du Levant, Madame. Sa défroque est celle d'un gentilhomme français. Son âme – s'il en a une – est orientale. On échappe difficilement à cela aussi, dit Savary avec un petit rire. En Orient, on respire le mépris de la femme avec l'odeur du café. D'Escrainville va essayer de vous vendre, ou vous garder pour lui.
– Aucune de ces perspectives ne m'inspire, je l'avoue.
– Inutile de vous mettre martel en tête. D'ici que nous arrivions à Messine, le plus proche marché d'esclaves, j'espère que Pannassave sera guéri et nous pourrons tirer nos plans.
*****
Grâce à la visite de son vieil ami, Angélique affronta le jour suivant avec un courage renouvelé. Elle eut la surprise en s'éveillant de trouver sur le coffre son costume gris lavé, séché et même repassé et dans un coin, ses bottes bien cirées. Elle s'habilla en s'efforçant de penser à Savary et à ses promesses et d'oublier l'affreuse scène de la veille. Elle voulut se persuader que c'était sans gravité et que de paraître trop abattue la ferait tomber définitivement sous la coupe du corsaire qui aimait tourmenter, que le mieux était de prendre les choses avec une apparente indifférence. Comme le soleil commençait à chauffer sa cabine, elle se glissa sur le pont, heureuse de trouver l'endroit désert... Elle s'était promis de rester bien tranquille et d'éviter de se faire remarquer. Mais, cette fois, ce furent des cris déchirants d'enfants qui l'arrachèrent à sa rêverie.
Il y a des choses qu'une femme qui est mère ne peut supporter sans que se réveille en elle un instinct primitif et aveugle de défense. Ce sont les cris d'appel ou d'effroi d'un enfant en danger. À cette petite voix, délirante de peur, qui vrillait l'air surchauffé au-dessus d'elle, Angélique sentit son échine se hérisser.
Elle fit quelques pas, hésitants encore. Il lui parut qu'à ces sanglots terrifiés se mêlaient des rires d'homme féroce et, brusquement, elle s'élança, escalada l'escalier de la dunette d'où venait le tumulte.
Elle fut un instant avant de comprendre le sens du spectacle qu'elle avait sous les yeux. Un matelot, près de la rambarde, tenait suspendu au-dessus du vide un enfant de trois à quatre ans, qui hurlait. Il aurait suffi que l'homme lâchât le col de la petite chemise pour que le bambin allât s'engloutir huit toises plus bas, dans la mer. Le marquis d'Escrainville, un sourire aux lèvres, regardait entouré de quelques hommes d'équipage qui, comme lui, paraissaient s'amuser prodigieusement. À quelques pas, une femme aux yeux hagards maintenue par deux autres mariniers se débattait en silence. Escrainville s'adressa à elle dans une langue qu'Angélique ignorait, du grec sans doute.
La femme se mit à se traîner vers lui à genoux. Arrivée aux pieds du corsaire elle pencha la tête, puis marqua une subite hésitation.
Le marquis jeta un ordre. L'homme lâcha le petit garçon puis le rattrapa de l'autre main, tandis que l'enfant hurlait :
– Mamma !
La femme fut secouée de frissons atroces. Elle se pencha encore et posa sa langue sur les bottes du pirate.
Les hommes braillèrent de joie. Le marinier jeta l'enfant au sol comme un vulgaire chaton et, tandis que la mère s'en emparait farouchement, d'Escrainville riait incoerciblement.
– Voilà mon plus grand plaisir ! Une femelle qui me lèche les bottes. Ha ! Ha !...
Tout ce qu'il y avait en Angélique de fierté, de conscience de sa dignité de femme, se révolta. Elle traversa la passerelle, vint au marquis d'Escrainville et le gifla de toutes ses forces.
– Hein ! fit-il en portant la main à sa joue.
Il regardait sans y croire la silhouette subitement surgie d'un jeune page aux yeux étincelants.
– Vous êtes l'être le plus abject, le plus vil, le plus répugnant que j'aie jamais rencontré, fit-elle, les dents serrées.
Un flot de sang monta au visage du corsaire. Il leva son fouet à manche court qui ne le quittait guère et cingla l'insolente. Angélique s'était protégée à deux bras. Elle redressa la tête, cracha sur d'Escrainville. Il reçut le crachat en pleine figure. Les hommes se turent. Ils n'osaient bouger, à la fois terrifiés et gênés par l'humiliation de leur chef.
Se faire traiter ainsi par une esclave, devant son équipage !... Lentement le marquis d'Escrainville tira son mouchoir et s'essuya la joue. Il était maintenant livide et la trace des doigts d'Angélique et de son coup de dents de la veille ressortait en marbrures rouges.
– Ah ! madame la marquise redresse la tête, fit-il d'une voix sourde et comme étouffée par la rage. Le petit traitement d'hier soir n'a pas suffi à apaiser ses humeurs guerrières ? Heureusement, j'ai d'autres moyens en réserve.
Tourné vers ses hommes, il rugit :
– Qu'est-ce que vous attendez vous autres pour l'attraper ? Descendez-la à la cale.
Angélique, solidement maintenue, fut poussée à travers les échelles de bois qui plongeaient dans les profondeurs du navire.
Le marquis d'Escrainville suivait. Après avoir longé un couloir obscur ils s'arrêtèrent devant une porte.