– Ouvre ! dit le chef au matelot qui veillait dans les ténèbres, près d'un maigre lumignon.
L'homme prit son trousseau de clés et tourna plusieurs verrous. La cale basse où régnait un jour trouble, venu d'un seul sabord, était traversée par les assises du grand mât. Ce pilier central servait de support à de nombreux anneaux d'où partaient des chaînes. Tout autour, sur des bat-flanc, des hommes étendus se soulevèrent vaguement.
– Déferre-les, dit le marquis au geôlier.
– Tous ?
– Oui.
– Ils sont dangereux, vous savez ?
– Ça n'est pas pour me déplaire !... Fais ce que je te dis. Et, ensuite, qu'ils se rangent en face de moi.
Le geôlier alla tourner ses clés dans la serrure qui retenait un cercle de fer autour de la cheville de chaque prisonnier. Ceux-ci se levèrent, l'œil sournois. Leurs faces hirsutes, leurs fronts bas sous le bonnet de laine ou le foulard noué des flibustiers, n'étaient pas pour rassurer. Il y avait parmi eux des Français, des Italiens, des Arabes et aussi un nègre énorme, à la poitrine tatouée de signes barbares.
Le marquis d'Escrainville les considéra longuement, puis ses lèvres s'étirèrent sur un sourire cruel. Il se tourna vers Angélique.
– À ce qu'il paraît un seul homme n'arrive pas à te mater ? Mais plusieurs, qui sait ? Regarde-les bien. Est-ce qu'ils ne sont pas mignons ?... Ce sont les plus fortes têtes de mon navire. Je suis bien obligé de les mettre aux fers de temps en temps pour leur rappeler la discipline. La plupart de ceux qui sont ici n'ont pas eu droit aux délices d'une escale depuis plusieurs mois. Je ne doute pas que ta visite ne les enchante.
Il la poussa brusquement vers eux et sa blondeur, dans la pénombre putride du cachot, fit l'effet d'une apparition.
– Madona ! grommela un des prisonniers.
– C'est pour vous !
– Une femme ?
– Oui. Faites-en ce que bon vous semble.
Il tira la porte derrière lui et Angélique entendit tourner les clefs dans les serrures.
*****
Les hommes la contemplaient, immobiles et comme en arrêt.
– Ce n'est pas une femme ?
– Si.
Brusquement deux mains énormes emprisonnèrent la jeune femme. Le nègre était venu à pas de loup derrière elle et l'avait saisie aux seins. Elle cria en se débattant, horrifiée par ces deux serres noires sur elle. Le rire caverneux du Noir éclata comme une fanfare. Les autres se rapprochèrent d'un bond souple.
– C'est bien une femme. Y a pas de doute.
Sous l'attouchement obscène, Angélique se tordit, lança son pied en avant. Sa botte atteignit une face hilare. Un homme brailla en se tenant le nez. Maintenant elle sentait partout l'emprise des mains qui la paralysaient. On lui tirait les bras en croix, on lui nouait des cordelettes autour des poignets. Un chiffon sale s'enfonça en bâillon dans sa bouche.
Puis le tourbillon brutal cessa comme par enchantement tandis que de vigoureux coups de fouet claquaient comme des charges de mousquet à travers la cale. Angélique se retrouva un peu dépeignée et fripée mais indemne, en face du second, Coriano-le-borgne qui faisait tournoyer son fouet et contraignait les brutes à reculer.
– Remets-leur les fers et grouille-toi ! hurla-t-il en expédiant d'un coup de pied le geôlier vers sa besogne.
Et comme les prisonniers ne semblaient pas décidés à entendre raison et grondaient, le second prit son long pistolet et tira dans le tas. Un homme s'effondra en poussant des beuglements.
Le marquis d'Escrainville parut sur le seuil.
– De quoi te mêles-tu, Coriano ? C'est moi qui les ai fait déferrer.
Le second pivota sur lui-même avec une vivacité qu'on n'aurait pas attendue de ce gros pot-à-tabac.
– Vous êtes fou, non ? rugit-il. Vous leur avez donné cette femme ?
– Je suis seul juge des punitions que j'inflige aux esclaves indociles.
Coriano ressembla à un noir sanglier prêt à charger.
– Vous êtes fou, non ? répéta-t-il. Une femme qui vaut de l'or à ces fumiers, à ces verrats, à ces rebuts de l'humanité ! Ça ne vous suffit pas qu'on se soit fait capturer notre second brigantin par les chevaliers de Malte au large de Tunis... Ça ne vous suffit pas qu'on ait perdu toute la cargaison, pour 6 000 piastres de munitions et de pacotilles ?... Ça ne vous suffit pas de savoir que l'équipage n'a pas touché sa part de butin depuis six mois ?... Qu'on travaille à la petite semaine comme des miteux, avec le menu fretin des îles et des côtes d'Afrique ? Non ?... Il faut encore que vous laissiez passer la chance qui nous a amené cette femme dans nos filets... Une femme comme ça ! Blonde, blanche, des yeux comme de l'eau marine, bien faite, ni trop grande, ni trop petite... Ni trop verte, ni trop mûre... juste ce qu'il faut... Qui a eu assez de coquins pour lui apprendre à faire l'amour, sans la défraîchir... Est-ce que vous ne savez pas que les « vierges » ont baissé sur le marché ?... Que c'est justement cela qu'ils demandent à Constantinople... Cela, que vous avez jeté en pâture à ces sauvages !... Vous n'avez pas regardé leurs gueules ? Non ?... Y a des Maures, là-dedans... Une fois déchaînés il aurait fallu y aller à la grenade pour les faire lâcher prise !... Est-ce que vous vous souvenez de l'état de la petite Italienne que vous avez offerte « à la cale » l'an passé ?... N'y a plus eu qu'à la jeter par-dessus bord !...
Coriano s'arrêta pour souffler un peu.
– Croyez-moi, patron, reprit-il plus calme, au batistan de Candie ils se l'arracheront. Des femelles comme ça, on peut faire trois fois le tour du monde sans jamais tomber dessus.
Il se mit à compter sur ses doigts :
– Primo : elle est française. L'article est recherché mais il est rare. Secundo : elle a de l'éducation, cela se voit à ses façons. Tertio : elle a du caractère, cela change un peu des méduses orientales. Quarto : elle est blonde...
– Tu l'as déjà dit, interrompit d'Escrainville avec humeur.
– Et c'est nous !... NOUS qui avons mis la main dessus. Quand on a une veine pareille on ne va pas faire des c... Moi je vous dis qu'on peut en tirer 10 000 piastres, peut-être 12 000. De quoi racheter une coque !...
Le pirate fit la moue. Il réfléchissait. Enfin il tourna les talons et s'éloigna. Coriano fit sortir Angélique de l'antre repoussant. Avec elle il remonta et l'installa dans sa cabine en la surveillant jalousement.
Elle tremblait encore.
– Je veux vous remercier, monsieur, dit-elle.
– De rien, grogna le borgne farouche, c'est pas pour vous, c'est pour mes écus. J'aime pas qu'on gaspille la marchandise.
Chapitre 11
– Dame ! Dame belle !... Veux-tu boire ?...
La voix douce insistait. Angélique se souleva sur un coude. Sa tête lui faisait mal, son front était comme du plomb.
– Bois ! Tu as soif.
La jeune femme avança les lèvres vers la coupe qu'on lui tendait. L'eau fraîche lui fit du bien. Oui, elle avait soif, horriblement.
– Ellis... dit-elle.
Le visage menu aux grands yeux noirs paraissait danser flou devant elle.
– Tu sais le français ?
– C'est le maître qui m'a appris.
– D'où viens-tu ?
– Je suis grecque.
– Pourquoi es-tu sur ce bateau ?
– Parce que je suis esclave. Il y a douze lunes que le maître m'a achetée. Mais maintenant il s'est lassé de moi... Il laisse ses hommes me tourmenter... L'autre jour, sans toi...
– Où sommes-nous ?
– Au large de la Sicile. J'ai vu la lueur du volcan dans le soir. Il fume, le maudit.
– La Sicile... répéta machinalement Angélique.
Elle avança la main et caressa la chevelure bouclée. La présence quasi-fraternelle de cette femme lui faisait du bien.