– Vous-même n'avez-vous pas été malade ? Votre teint est marqué de taches bleues.
– C'est toujours le « pinio », le plomb de Pannassave. C'est difficile de s'en débarrasser. J'ai essayé le citron, l'esprit de vin... Je crois que cela partira avec ma peau, conclut gaiement le savant, mais c'est sans importance. L'important... c'est de nous tirer des mains de ces dangereux pirates, glissa-t-il avec un regard alentour. Mais j'ai une idée. Chut !
– Croyez-vous que le marquis d'Escrainville va se rendre à Candie ?
– Certainement, car il a l'intention de vous présenter au batistan.
– Qu'est-ce que le batistan ?
– Le caravansérail où ont lieu les ventes des esclaves de prix. Les autres sont exposés dans les bazars et sur la place publique. Le batistan de Candie est le plus important de la Méditerranée.
Angélique eut la chair de poule.
– Ne vous affolez pas, reprit Savary, car j'ai eu une nouvelle idée. Pour la réaliser, il m'a fallu persuader ce coriace flibustier de nous conduire dans l'archipel sous prétexte de lui faire faire fortune avec des produits rares réservés à la parfumerie.
– Pourquoi ? demanda Angélique.
– Parce que nous avons besoin de complices.
– Et vous espérez en trouver dans les îles grecques.
– Qui sait ? dit Savary, mystérieux. Madame, je vais me montrer fort indiscret, mais puisque nous voici embarqués tous deux dans une méchante histoire, vous n'en voudrez pas à votre vieil ami de vous poser quelques questions. Pourquoi vous êtes-vous lancée, seule, dans un voyage plein d'aléas ? Moi, je courais après ma « moumie », mais vous ?
Angélique soupira. Après un instant d'hésitation, elle se confia au vieux savant. Comment, après avoir cru durant des années que son mari, le comte de Peyrac, était mort, condamné, elle avait acquis la certitude qu'il avait échappé au supplice. Comment, d'une recherche à l'autre, elle avait dû partir pour Candie où subsistait un faible indice de retrouver la trace du disparu.
Savary hocha sa barbiche en silence.
– Vous trouvez que je suis folle et inconsciente de m'être lancée ainsi dans l'aventure ? dit Angélique.
– Certes, vous l'êtes. Mais je vous excuserai. Moi aussi, je suis un vieux fou. Je quitte tout et je m'en vais vers les dangers sans y penser. Je flaire mon rêve à la trace de ma « moumie », comme vous foncez tête basse dans les pires sottises, parce que là-bas, vous ne savez où, brille votre amour comme une étoile dans l'obscurité du désert. Est-ce nous qui sommes fous ? Je ne le crois pas. Il y a au-delà de la raison, un instinct qui nous guide et nous fait frémir. Ainsi fait la baguette de coudrier au-dessus de la source cachée. Avez-vous entendu parler du feu grégeois ? demanda-t-il en changeant subitement de sujet. Au temps de Byzance, une secte de savants le possédait. D'où le tenait-elle ? D'après mes recherches sur les lieux ce seraient les adorateurs du Feu de Zoroastre, dans la région de Persépolis située à la frontière de la Perse et de l'Inde. C'est ce secret qui donnait l'invincibilité à Byzance, tant que les savants byzantins ont su conserver la formule du feu inextinguible. Hélas, elle se perdit vers l'an 1203 avec l'invasion de Byzance par les Croisés. Eh bien ! je suis certain que le secret réside dans la moumie minérale. Elle brûle sans s'éteindre et, traitée d'une certaine façon, elle dégage une essence volatile extrêmement inflammable et presque explosive. J'en ai fait l'expérience ce matin sur une infime parcelle. Oui, Madame, j'ai redécouvert le secret du feu grégeois !
Dans son exaltation il avait élevé la voix. Elle lui rappela la prudence. Ils ne devaient pas oublier qu'ils n'étaient que deux pauvres esclaves aux mains d'un tortionnaire sans indulgence.
– Ne craignez rien, affirma Savary. Si je vous parle de mes découvertes ce n'est pas parce que je retombe dans mes manies, mais parce qu'elles aussi nous aideront à reconquérir notre liberté. J'ai mon idée et vous en garantis la réussite, si nous pouvons parvenir jusqu'à l'île de Santorine.
– Pourquoi Santorine ?
– Je vous le révélerai, l'heure venue.
Savary s'éclipsa.
Avec l'approche du soir le navire s'emplit de nouvelles rumeurs. Des cris de femmes montèrent, mêlés à des voix d'hommes, à leurs jurons ; un bruit de coups, de galopades éperdues de pieds nus à travers le dédale du navire, des pleurs, puis de longs hurlements spasmodiques à demi étouffés par les voix de basse des hommes et leurs rires énormes.
– Que se passe-t-il encore ? demanda Angélique à sa compagne.
– Les hommes dressent les nouvelles captives.
– Que leur font-ils ?
La jeune Grecque détourna les yeux.
– Mais c'est horrible ! protesta Angélique d'une voix blanche, ce n'est pas supportable. Il faut faire quelque chose.
Tout proche, le gémissement suppliant d'une femme violentée s'éleva comme un sanglot.
Ellis retint Angélique :
– N'y va pas ! C'est toujours ainsi. C'est leur droit.
– Leur droit !
Ellis expliqua de sa voix douce que les pirates avaient droit de partage sur le butin. Ils « touchaient » en nature et en sequins après la vente. De plus, si les femmes très belles étaient réservées pour un usage voluptueux, un grand nombre étaient vendues surtout comme esclaves, c'est-à-dire servantes-bêtes de somme attachées à l'innombrable domesticité des caravansérails. Leur prix augmentait si on pouvait les mettre sur le marché grosse d'un enfant, futur esclave. Les hommes du marquis d'Escrainville s'évertuaient donc à valoriser la « marchandise ».
Angélique mit les mains sur ses oreilles, hurla à son tour qu'elle en avait assez de ces sauvages, qu'elle voulait s'en aller. Lorsque le second, Coriano, se présenta suivi de deux négrillons qui portaient un plateau chargé de victuailles, elle le couvrit d'injures et refusa d'avaler une bouchée.
– Mais il faut que vous mangiez ! s'écria le borgne, tragique, vous n'avez plus que la peau et les os. C'est une catastrophe !
– Qu'on arrête de tourmenter ces femmes ! Faites cesser cette orgie !
Elle envoya un coup de pied dans le plateau et renversa les marmites à terre.
– Faites cesser ces cris !
Coriano se hâta aussi vite que le lui permettaient ses courtes jambes. On entendit brailler d'Escrainville.
– Ah ! tu te félicitais qu'elle ait du caractère ! Tu es servi j'espère ! Si mon équipage ne peut plus forniquer sur son propre navire !...
Elle le vit arriver à grands pas, tout mauvais.
– Il paraît que vous refusez de manger ?
– Si vous croyez que vos saturnales sont faites pour m'ouvrir l'appétit !
Angélique, amaigrie, hérissée, dans son justaucorps trop large, ressemblait à un adolescent buté. Un demi-sourire étira la lèvre du pirate.
– C'est bon ! J'ai donné des ordres. Mais de votre part mettez-y un peu de bonne volonté. Madame du Plessis-Bellière, me ferez-vous l'honneur de venir souper avec moi sur la dunette ?
Chapitre 13
Les coussins étaient disposés autour d'une table basse. On avait apporté de rondes bassines d'argent pleines d'un lait acide et épais, dans lequel baignaient des boulettes de viande enveloppées de feuilles de vigne parfumées. Des sauces aux oignons, au piment, au paprika et au safran dans de petites soucoupes, mettaient des taches vertes, rouges et jaunes sur la table.
– Goûtez au « dolma », dit Coriano en versant une pleine louche dans l'assiette d'Angélique ; si cela ne vous plaît pas on vous servira du poisson.
Le chef-pirate surveillait son second d'un air goguenard.