Il s'interrompit, et saisi par une idée méchante se mit à rire.
– Oui ! Oui ! Je pense bien que vous ne tarderez pas à mesurer le pouvoir des eunuques en Orient, belle captive.
*****
Angélique s'appuya à la colonne cannelée, sur laquelle ruisselait la lumière des Cyclades.
Elle froissa entre ses doigts un brin de basilic. Tout à l'heure, comme elle traversait le village, le pope orthodoxe, coiffé du kamilafka aux voiles noirs, était venu à sa rencontre et lui avait tendu le rameau odoriférant en signe d'accueil et de paix. Le pauvre vieillard, empêtré dans son ignorance, essayait de préserver ses ouailles de la férule des pirates. Il avait cherché à se faire comprendre de ce jeune corsaire blond qui débarquait sur la plage en compagnie des marins à mine patibulaire. Peut-être prendrait-il en pitié ces pauvres gens misérables ?... Escrainville n'avait pas été long à le saisir par la barbe et à l'envoyer rouler au sol, l'injuriant en grec et le bourrant de coups de pied.
– Impie ! cria Angélique.
Le pope tourna vers elle ses mains décharnées avec des paroles volubiles. Le marquis éclata de rire.
– Il croit que vous êtes mon fils et il vous demande par l'amour que j'ai pour vous d'intercéder pour que nous épargnions ses deux filles. Ha ! Ha ! Ha ! C'est le plus drôle que j'aie jamais entendu.
– Et si je vous le demandais ?
Par-dessus le vieillard, il lui lança un long regard indéfinissable.
– Écartez-vous, dit-il. Vous n'avez pas à vous mêler de ce que nous faisons ici.
Elle s'était éloignée, se détournant du spectacle lamentable dont elle avait déjà été témoin tant de fois.
Depuis sa guérison, Coriano exigeait qu'elle descendît à chaque escale. L'air frais lui ferait du bien. Comme si elle en eût manqué sur le pont d'un navire ! Mais Coriano était intransigeant. Il fallait qu'elle prît de l'exercice.
La première fois, elle avait posé un pied timide sur la plage, surprise de trouver le sol dur et stable. Elle s'écartait du village, laissant les flibustiers disputer leur âpre marché. Elle trouvait alors un peu de solitude à l'ombre d'un temple, parmi de neigeux débris de statues renversées.
Le brin de basilic exhalait l'odeur même de cette terre consumée. Ici point d'arbres. Tout était pauvreté et désolation et pourtant splendeur éternelle. L'eau manquait mais non pas la sève poétique grâce à laquelle la légende et la fable s'étaient enracinées à jamais. Des terres hautes venaient les cris aigus des pâtres tandis que Savary, armé de ses peignes de bois, s'ébattait allègrement à travers la campagne, pour y peigner les chèvres et les boucs. Ce soir, il rapporterait sa provende de ladanum. Ce soir, les pleureuses seraient sur la plage à se déchirer le visage, à couvrir de cendre leurs cheveux gris... Elle ferma les yeux. L'odeur de la plante la faisait rêver et le soleil répandait en elle le goût de vivre...
À quelques pas, le marquis d'Escrainville l'examinait. Elle était appuyée à cette colonne blanche dans une pose gracieuse et jeune, le profil penché sous la nappe de ses cheveux blonds, les lèvres posées sur le rameau vert, les paupières rêveusement baissées et il se dit qu'il aimait le charme ambigu que lui conférait son travesti de garçon, qu'elle s'obstinait à mettre. Vêtue de robes, elle eût trop ressemblé à « l'autre ». Il aurait fini par la tuer. Elle eût été trop femme, trop sirène, trop désarmée aussi. Sans apprêt dans sa vieille veste de cavalier dont le col s'ouvrait sur son cou flexible, elle avait un charme équivoque en accord avec la subtile langueur de ces lieux où jadis venaient s'aimer les éphèbes. Angélique sentit la pression d'un regard, releva les yeux, et eut un mouvement de recul. Il fit un geste impérieux.
– Viens.
Elle s'avança sans empressement, touchant de la pointe de sa babouche les cailloux du sentier. Sous la boucle d'argent qui aux genoux serrait son haut-de-chausses, ses mollets nus étaient ronds et brunis.
Coriano avait été avisé dans ses conseils. Aujourd'hui, la captive avait retrouvé ses joues pleines et sa matité chaleureuse.
Escrainville la saisit au bras et se penchant vers elle lui dit avec une sorte de complicité railleuse :
– Réjouis-toi, mon fils ! Les filles du pope, tu sais ?... On les a laissées à leur crasse...
Elle le regarda pour savoir s'il parlait sérieusement. Les yeux gris du pirate étaient tout près des siens. Il y dansait une flamme inusitée.
Elle dit du bout des lèvres :
– J'en suis heureuse.
Il ne se défendit pas de l'avoir fait pour elle. Il la poussa près de lui dans le sentier et la fit monter le long de la côte escarpée qui dominait la mer. Elle sentait la brûlure de sa paume à travers l'étoffe des vêtements et l'espèce de tremblement qui l'agitait.
– Ne me regarde pas comme si j'allais te manger, dit-il. Me prends-tu pour le Minotaure ?
– Non, mais pour ce que vous êtes.
– C'est-à-dire ?...
– La Terreur de la Méditerranée.
Il parut assez satisfait, et resserra la pression de sa main sur son bras. Ils étaient arrivés presqu'au sommet de l'île et dans un cercle d'azur, L'Hermès en rade semblait un beau jouet sur la transparence moirée du fond de mer.
– Maintenant, ferme les yeux, dit Escrainville.
Angélique frissonna. À quel jeu cruel allait-il se livrer ? Il eut un rictus devant son regard anxieux.
– Ferme les yeux, bête indocile.
Pour plus de sûreté il lui posa la main sur les paupières et l'entraîna encore, en la tenant contre lui. Sa main s'écarta. Elle la sentit sur son visage comme une caresse.
– Regarde.
– Oh !
Les quelques pas qu'ils venaient de franchir les avaient menés sur une esplanade où s'élevaient les ruines d'un temple.
Trois marches, au miroitement de sel, montaient jusqu'à un parvis dont les dalles éclataient, cernées de petites plantes courtes.
Et c'est là, parmi l'envahissement des framboisiers sauvages aux baies jaunes et rosés, que commençait la merveille. Deux longues rangées de statues intactes, élancées chacune sur son piédestal, dans un envol immaculé. Une danse immobile et pétrie de lumière sur le bleu incandescent du ciel.
– Qu'est-ce donc ? murmura Angélique.
– Les déesses.
Il l'entraîna, à pas lents, au centre de l'allée parmi ces sourires de marbre, ces bras délicats tendus vers eux, cette assemblée mélancolique et divine, oubliée sur la montagne avec le parfum des framboisiers pour seul encens et le souffle de la mer pour seule offrande et toute à son admiration elle ne se rendit pas compte qu'il continuait à la tenir serrée contre lui. Au bout de l'allée, sur l'autel, il y avait un enfant, un triomphant petit dieu, tendant son arc, un adorable bambin de neige et d'or, battu par les vents.
– Eros !
– Qu'il est beau ! fit Angélique. C'est le dieu de l'Amour, n'est-ce pas ?
– Vous a-t-il jamais frappée de sa flèche ?
Le pirate s'était écarté d'elle. Du bout de son fouet, il tapotait ses bottes d'un geste nerveux. Angélique sentit l'enchantement se dissiper.
Elle ne répondit pas et alla s'appuyer, à la recherche d'un peu d'ombre, contre le socle d'une Aphrodite élancée.
– Vous devez être si belle quand vous êtes amoureuse, reprit-il après un long moment de silence.
Il fit une grimace excédée. Son regard erra sur les déesses, revint vers Angélique, mais elle ne sut pas lire son expression tourmentée. Où voulait-il en venir ?...
– T'imagines-tu que tu m'en as imposé avec tes grands airs et que c'est pour cela que je ne viens pas te dresser un peu le soir comme tu le mérites ? fit-il hargneux. Tu es bien assez prétentieuse pour te faire des idées, mais détrompe-toi, ce n'est pas pour cela. Il n'y a pas d'esclave qui ait pu en imposer à la Terreur de la Méditerranée. Mais j'en ai assez des cris de haine et des coups de griffes. Une fois en passant cela peut donner du piment à l'aventure, mais ça lasse, à la longue. Est-ce que tu ne pourrais pas essayer d'être gentille avec moi ? Elle lui jeta un regard froid, qu'il ne vit pas car il s'était mis à marcher de long en large. Ses bottes résonnaient sur les dalles de marbre, dominant de leur battement régulier la stridence inexorable des cigales.