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– Vous devez être si belle quand vous êtes amoureuse, reprit-il d'une voix sourde. Avec ce visage que vous aviez un soir, renversée entre mes bras, les yeux clos, votre bouche entrouverte qui disait : « mon amour » !

Et répondant à son expression effarée :

– Vous ne pouvez pas vous rappeler. Vous étiez malade, vous déliriez. Mais moi, je ne cesse de me souvenir. Ce visage me hante. Vous devez être si belle dans les bras d'un homme dont vous êtes amoureuse.

Il arrêta sa marche, et leva vers le petit dieu Eros ses yeux pâles que traversait une expression pathétique.

– Je voudrais être cet homme, dit-il. Je voudrais que vous m'aimiez !...

Angélique s'attendait à tout sauf à une prière semblable.

– Vous aimer ? vous ! cria-t-elle.

Et cela lui parut si absurde qu'elle éclata de rire. Est-ce qu'il ne savait pas qu'il était un être abject, couvert de crimes, un tortionnaire sans âme et sans cœur ? Et il voulait qu'on l'aime !...

Son rire s'égrena, vibra dans ce silence des lieux désertés. L'écho le renvoya, aigu et moqueur, et le vent fut long à l'emporter.

– Vous aimer ? Vous !...

Le marquis d'Escrainville était devenu aussi blanc que le marbre. Il marcha vers Angélique et la frappa deux fois du revers de la main. La bouche de la jeune femme s'emplit d'un goût salé de sang. Il la frappa encore et elle tomba à ses pieds. Du sang coulait au coin de ses lèvres.

– Ce rire ! hurla-t-il.

Il ouvrait la bouche comme s'il eût peine à retrouver son souffle.

– Putain !... Comment as-tu osé ! Tu es pire que l'autre ! Pire que toutes les autres ! Je te vendrai ! Je te vendrai à un pacha vicieux, à un marchand de bazar, à un Maure, à une brute qui te détruira... Mais tu n'auras pas pour d'autres ton visage d'amoureuse... Je te l'INTERDIS... Et maintenant va-t'en ! Va-t'en ! Je n'ai pas envie de me mettre Coriano et mes hommes à dos... Va-t'en ! Avant que je ne te tue !...

*****

Le surlendemain les navires jetèrent l'ancre devant Santorin. Le marquis d'Escrainville sortit de sa cabine, où depuis deux jours il demeurait prostré dans les fumées du haschisch.

– Tu m'as quand même mené où tu voulais, cancrelat du diable, cria-t-il, haineux, à Savary. Je me demande ce que tu peux bien trouver de miroitant à ce rocher, à ce caillou ? J'ai beau regarder, je n'y vois pas plus de chèvres qu'ailleurs, même moins, qu'on dirait. Prends garde à ne pas m'avoir roulé, vieux renard.

Maître Savary affirma que la récolte de ladanum dépasserait ce qu'on pouvait espérer, mais le pirate demeura défiant.

– Je me demande où tes boucs trouvent le moyen de se barbouiller de ta mixture. Pas un arbre, pas un buisson à l'œil nu.

C'était vrai. Santorin, l'antique Thêra, ne ressemblait pas aux autres îles. C'était un prodige naturel, une falaise à pic de trois cents toises, qui présentait en coupe colorée comme un sorbet napolitain, tous les secrets de la terre maternelle. Au milieu des roches brunes, des cendres noires, des terres rouges superposées, couraient les veines blanches de la pierre-ponce, révélant que cette île étrange n'était que la paroi du cratère d'un volcan dont la rade occupait le centre. En face, l'île de Thérasia représentait l'autre rive de ce cratère. Le volcan sous-marin était d'ailleurs toujours en activité. Les habitants se plaignaient des séismes fréquents qui secouaient leurs masures de pisé et de chaux et faisaient brusquement surgir de la mer des îlots de lave que la prochaine secousse engloutissait à nouveau. Au-delà des petites maisons à coupoles du port, un sentier en escalier montait vers le sommet occupé par un moulin à vent aux ailes membranées rouges et vertes et des ruines. Angélique dans sa promenade s'assit à l'ombre du gymnase des éphèbes, en face de jeunes danseurs immobiles. Un bras rompu, une main aux doigts légers gisaient à terre, près d'elle, parmi le cailloutis. Cette chose gracieuse, bras de garçonnet ou d'adolescent, pesait lourd, le poids des siècles. Angélique essaya de le soulever puis y renonça et se reposa à l'ombre d'un lanceur de disque. Elle se ressentait encore des coups reçus la veille. La tristesse l'accablait. Elle se demanda si elle ne pourrait pas essayer de s'évader, en s'enfonçant à l'intérieur, mais l'aridité du paysage la découragea.

Peu après, elle entendit un bruit de sonnailles et par le sentier apparut maître Savary, accompagné de ses inévitables chèvres et d'un Grec avec lequel il s'entretenait amicalement. Le visage du savant rayonnait.

– Je vous présente Vassos Mikolès, Madame, dit-il. Que pensez-vous de ce beau garçon ?

Angélique dissimula poliment sa surprise. Elle avait parfois admiré la beauté des hommes grecs, dont certains conservaient la grâce et la vigueur de ces mêmes éphèbes qui dansaient autour d'eux. Mais le qualificatif ne convenait pas au garçon qui précisément lui paraissait particulièrement rabougri. Il y avait même dans son visage futé entouré d'une barbe brune mais rare et son torse maigre, un peu voûté, quelque chose qui l'apparentait à son introducteur. Les yeux d'Angélique allèrent de l'un à l'autre.

– Hé oui, fit Savary enchanté, vous avez bien deviné : c'est mon fils.

– Votre fils, maître Savary ! Vous avez donc des enfants ?

– Un peu partout dans le Levant, dit le vieillard avec un geste large. Hé ! Hé ! Que voulez-vous, j'étais plus jeune et plus fringant qu'aujourd'hui lorsqu'il y a trente ans je débarquai pour la première fois dans l'île Santorin. Je n'étais qu'un petit Français comme tous les Français : pauvre mais galant.

Il expliqua que, repassant par là quelque quinze ans plus tard, il avait constaté avec satisfaction que ce rejeton des Cyclades devenait un excellent apprenti pêcheur. C'était au cours de ce dernier voyage qu'il avait confié à la famille Mikolès, qui considérait le voyageur français avec autant de vénération que le grand Ulysse lui-même, un baril entier de moumie minérale ramenée de Perse au péril de sa vie.

– Mesurez-vous, Madame, ce que cela signifie ? Un baril entier ! Maintenant, nous sommes sauvés !

Angélique ne voyait pas trop pourquoi, ni comment le maigre rejeton du petit apothicaire parisien pourrait leur être d'un grand secours contre deux équipages de forbans. Mais Savary était confiant. Il avait trouvé des complices. Vassos et ses oncles les rejoindraient à Candie avec le baril de « moumie ».

Chapitre 15

Depuis déjà quelques heures L'Hermès se balançait doucement devant le port de Candie. La lumière s'était alourdie. Tout un coloriage criard évoquait l'Orient. Et la brise de terre apportait un relent d'huile chaude et d'orange tiède. Un sol très rouge saignait au bord du quai, au creux des ruelles. La poussière pastellisait de rose toute la ville et les remparts vénitiens, encore fraîchement blessés des derniers combats de la Crète, jadis île chrétienne, désormais possession musulmane. Les maîtres de l'heure manifestaient leur présence en y plantant les gros cierges blancs de leurs minarets parmi les clochers et les coupoles des églises grecques ou vénitiennes. Escrainville, dès l'arrivée, avait pris le caïque et était parti à terre. Angélique, sur le pont, regardait la ville enfin atteinte qui avait été le but de ses folles pérégrinations.