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De l'ancienne Crète, lieu d'élection du Minotaure et du redoutable Labyrinthe, il restait Candie, cité dévorante et explosive, moderne labyrinthe où venaient se perdre et se confondre toutes les races, car située à égale distance de la rive d'Asie, de celle d'Afrique et de celle d'Europe, elle en était le nœud gordien.

Cependant on ne voyait guère de Turcs. Il avait suffi aux frégates corsaires de montrer le pavillon du duc de Toscane – vert et blanc – pour que du haut d'un fort on fît un grand signal du drapeau ottoman rouge à croissant blanc, ce à quoi se bornaient toutes les formalités de visite.

Une vingtaine de galères et de navires de guerre et plusieurs centaines de barques ou de voiliers se balançaient à l'ancre dans la rade ou le long du quai. Angélique remarqua une galiote très coquette, aux dix canons miroitants, briqués de neuf.

– N'est-ce pas une galère française ? fit-elle, soulevée d'espoir.

Savary, qui se tenait assis près d'elle son parapluie entre les genoux, jeta un regard distrait.

– C'est une galère de Malte. Voyez le pavillon rouge à croix blanche. La flotte de Malte est l'une des plus belles de la Méditerranée. Les chevaliers du Christ sont très riches. Par ailleurs, que pourriez-vous attendre des Français à Candie, vous qui êtes une captive ?...

Et il expliqua que Candie, qu'elle fût grecque, franque, vénitienne ou turque, demeurerait toujours ce qu'elle avait été au cours des siècles : le repaire des pirates chrétiens, comme Alexandrette était celui des pirates ottomans et Alger celui des pirates barbaresques. Quitte à payer péage au gouverneur turc, les écumeurs des mers battant pavillon de Toscane, de Naples, de Malte, de Sicile, de Portugal et abritant souvent sous ses bannières les spécimens les moins recommandables de toute la chrétienté, revenaient irrésistiblement à Candie pour y faire leur marché.

Angélique considéra les marchandises entassées sur les quais et dans les barges : il y avait, certes, des tissus, des poissons, des barriques d'huile et des monceaux de pastèques et de melons, mais la quantité et la variété des produits n'avaient rien de comparable avec celles amoncelées dans un port de commerce et ne semblaient pas correspondre au nombre imposant des bateaux.

– Ce sont surtout des bateaux de guerre, remarqua-t-elle. Que font-ils là ?

– Et nous, que faisons-nous là ? dit Savary, l'œil pétillant. Observez la plupart de ces navires ; leurs cales sont fermées, alors qu'à l'ordinaire un bateau de commerce portant une honnête marchandise doit les OUVRIR en arrivant au port. Voyez les piquets de sentinelles renforcées sur les ponts. Que gardent-ils ? La marchandise la plus précieuse.

Angélique ne put se retenir de frémir.

– DES ESCLAVES ? Ce seraient tous des marchands d'esclaves ?...

Savary ne répondit pas, car un caïque misérable venait de se frayer un passage jusqu'à L'Hermès. Un Européen en chapeau à plumes défraîchies et en vêtements douteux se dressait à la poupe, arborant une minuscule marque, grande comme un mouchoir de poche : des lys d'or sur fond d'argent.

– Un Français, cria encore Angélique, qui malgré les avertissements sarcastiques du savant persistait à chercher des alliés parmi ses compatriotes.

Le passager du canot l'entendit et après quelque réflexion lui adressa un soupçon de coup de chapeau.

– Escrainville est-il à bord ? cria-t-il.

Personne ne se souciant de lui répondre, il grimpa à l'échelle qui pendait. Deux ou trois matelots qui montaient une garde nonchalante ne manifestèrent ni empressement, ni contrariété de cette visite intempestive et continuèrent à jouer aux cartes et à croquer des graines de tournesol.

– Je demande si votre chef est là ? insista l'arrivant en se portant devant l'un d'eux.

– Peut-être bien que vous le trouverez dans le port, fit l'autre sans se lever.

– Il n'a pas laissé de colis pour moi ?

– J'suis pas magasinier du bord, remarqua le matelot en crachant une épluchure et en se remettant à son jeu.

L'homme frotta son menton mal rasé avec contrariété. Ellis sortit d'une cabine. Elle lui adressa un sourire éclatant puis alla jusqu'à Angélique et lui glissa à mi-voix :

– C'est le sieur Rochat, consul de France. Ne veux-tu pas lui parler ? Il pourrait te venir en aide... Je vais vous apporter du vin français.

– Oh ! maintenant je me souviens, dit Angélique. Le Sieur Rochat ! C'est bien le nom du gérant de ma charge à Candie ! Peut-être va-t-il pouvoir quelque chose pour moi.

Cependant le sieur Rochat, après avoir décidé que le jeune homme qu'il apercevait à l'arrière était bien une femme en vêtements de cavalier, s'approchait.

– Je vois que ce vieux collègue Escrainville continue à avoir la chance avec lui. Souffrez que je me présente, belle voyageuse. Rochat, consul du Roi de France à Candie.

– Et moi, répondit-elle, marquise du Plessis-Bellière, titulaire de la charge de consul du roi de France à Candie.

La physionomie du sieur Rochat refléta des sentiments fort mitigés, depuis la stupeur, l'incrédulité, jusqu'à l'appréhension et la méfiance.

– N'avez-vous pas entendu parler de moi lorsque j'ai acheté la charge ? demanda doucement Angélique.

– Certes, mais permettez-moi d'être surpris, madame. À supposer que vous soyez vraiment la marquise du Plessis-Bellière, quel dessein a pu vous encourager à vous fourvoyer jusqu'ici ? J'aimerais avoir des preuves de ce que vous avancez.

– Vous serez obligé de vous contenter de ma parole, monsieur. Votre « collègue » le marquis d'Escrainville m'a volé mes papiers, y compris ceux de ma charge, lorsqu'il nous a arraisonnés en mer...

– Je comprends !... dit le peu reluisant diplomate en jetant un regard désormais plus insolent sur le petit groupe qu'elle formait avec le vieux Savary, vous êtes en somme... des invités forcés de mon bon ami d'Escrainville ?

– Oui, et maître Savary que voici est mon intendant et conseiller.

Savary entra immédiatement dans la peau de son personnage.

– Ne perdons pas un temps précieux, décréta-t-il. Monsieur, nous vous proposons une petite affaire qui peut vous rapporter bientôt cent livres.

Rochat grommela qu'il ne voyait pas très bien comment des captifs...

– Ces captifs sont en pouvoir de vous procurer cent livres d'ici trois jours si vous leur accordez un peu d'aide à l'instant.

Le représentant parut se livrer à un débat de conscience. Il rectifia son rabat de dentelle froissée.

Ellis revenait apportant un plateau avec une cruche et plusieurs verres qu'elle disposa devant eux, puis elle s'esquiva, en bonne servante. Son attitude vis-à-vis d'Angélique parut convaincre Rochat qu'il n'avait pas affaire à une esclave ordinaire mais à une dame de haut rang. Après quelques paroles où ils échangèrent les noms de relations communes, la conviction du fonctionnaire fut totale, ce qui le plongea dans un abîme de perplexités.

– Je suis désolé, madame. Tomber entre les mains d'Escrainville, c'était ce qui pouvait vous arriver de pire. Il déteste toutes les femmes et ce n'est pas facile de lui faire lâcher prise lorsqu'il a décidé d'en tirer vengeance. Personnellement, je ne peux rien. Les marchands d'esclaves ont droit de cité ici et, comme dit le proverbe, « le butin appartient au pirate ». Quant à moi je n'ai aucun pouvoir ni financier ni administratif. Ne comptez pas sur moi pour me mettre en travers des desseins du marquis d'Escrainville, ni pour risquer de perdre les quelques minces avantages de ma charge de consul intérimaire.

Puis, tout en continuant à rectifier sa tenue débraillée et en regardant le bout de ses chaussures défraîchies, il entreprit d'une voix assourdie et passionnée de justifier sa conduite. Il était cadet de famille des comtes de Rochat, mais sans fortune, et à huit ans on l'avait envoyé dans une « colonie » du Levant comme « Enfant des Langues ». C'était une institution pour cadets pauvres, permettant aux enfants d'apprendre la langue et les mœurs du pays, afin de devenir plus tard interprètes de consulat. Il avait donc été élevé dans le quartier français réservé de Constantinople, suivant parfois les cours de l'école coranique et se mêlant aux jeux des fils des pachas. C'est là qu'il avait connu Escrainville, également « Enfant des Langues ». Ils avaient terminé ensemble leurs études et le jeune Escrainville avait débuté dans une assez brillante carrière de fonctionnaire colonial, jusqu'au jour où il était tombé amoureux d'une fort belle ambassadrice du Roi à Constantinople. Celle-ci avait un amant qui avait des dettes. Pour les payer sans attirer l'attention de l'ambassadeur, la coquette s'adressa au jeune d'Escrainville, lui demandant de falsifier des chiffres. Il obéit, fasciné. Naturellement c'est lui qui paya lorsque les fraudes devinrent trop flagrantes. La Beauté nia tout et trouva même quelques petits détails supplémentaires pour l'accabler. C'était une histoire banale entre toutes. Escrainville en avait perdu la tête. Il avait vendu sa charge et acheté un petit bateau afin de pirater à son compte. En fait, il avait choisi une meilleure voie que son contemporain. Rochat, lui, s'était évertué à gravir les échelons de la carrière diplomatique mais il s'était perdu dans l'imbroglio des charges et des postes, que les courtisans, à Versailles se vendaient et se revendaient. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il avait droit à des frais de représentant figurant 2,5 % de la valeur des marchandises françaises transitant à Candie. Mais que depuis quatre années ni la Chambre du Commerce de Marseille, ni le ministre Colbert ne s'avisaient de lui régler cet arriéré qui avait dû aller dans la poche du nouveau ou de la nouvelle bénéficiaire de la charge.