– Ne déformez-vous pas à dessein la situation en votre faveur ? demanda Angélique. Accuser le Roi et le ministre est grave ! Les rendre responsables est injuste. Pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à Versailles avec tout votre dossier ?
– Je n'en avais pas les moyens. C'est encore une chance que j'arrive à vivre sans m'attirer d'ennuis avec les Turcs. Si vous croyez que j'exagère, sachez qu'un fonctionnaire autrement plus haut placé que moi et mieux apparenté – j'ai nommé notre ambassadeur en Turquie le marquis de La Haye – est en prison à Constantinople pour dettes, simplement parce qu'il n'a pas été payé par le ministre depuis des années. Vous voyez bien qu'il faut que je me débrouille. J'ai femme et enfants, que diable !
Avec un soupir il conclut :
– Je peux quand même essayer de vous rendre service, si cela ne m'engage pas vis-à-vis du marquis. Que puis-je pour vous ?
– Deux choses, déclara Savary. La première : trouver dans cette ville que vous connaissez bien un marchand arabe nommé Ali Mektoub et nanti d'un neveu, Mohamed Raki. Et le prier, pour faire œuvre de bien agréable au Prophète, de se trouver sur le quai de Candie à l'heure où les deux navires du pirate français déchargeront et sans doute vendront à l'encan une partie de leurs esclaves.
– Ceci m'est fort possible, acquiesça Rochat, soulagé. Je crois même savoir où loge ce marchand.
Mais la deuxième partie du programme s'avéra plus pénible. Il s'agissait de verser immédiatement dans les mains de Savary les quelques sequins contenus dans l'aumônière du représentant du roi. Il y consentit enfin, non sans grimaces.
– Puisque vous me promettez que mes quarante sequins me rapporteront cent livres... Et pour mon affaire de revente d'éponges à Marseille, comment cela se présente-t-il ? Escrainville m'avait aussi promis de me faire parvenir une barrique de Banyuls. Où est-elle ?
Angélique et Savary n'étaient pas au courant.
– Tant pis ! Je n'ai pas le temps d'attendre le maître de céans. Quand vous le verrez, dites-lui que son camarade est passé et qu'il réclame le remboursement de ses éponges et son tonnelet de Banyuls promis... Ou plutôt non, ne lui dites rien. Il vaut mieux qu'il ne sache pas que nous avons causé ensemble. On ne sait jamais...
– En Orient, la main droite doit toujours ignorer ce que fait la main gauche, dit Savary, sentencieux.
– Oui... Surtout qu'il ne soupçonne pas que je vous ai prêté de l'argent, à vous, des captifs... Quel ennui ! Je me demande si ma générosité ne va pas encore me retomber sur la tête. Ma situation est pourtant déjà assez compliquée et difficile. Enfin !...
Il s'en alla, oubliant de vider son verre, tant le troublaient les réminiscences auxquelles il s'était livré et les imprudences auxquelles il s'engageait.
*****
Lorsque dans la soirée les esclaves furent débarqués sur le port, un Arabe drapé dans sa djellaba attendait près du môle. Angélique venait de mettre pied à terre, surveillée par le borgne Coriano. Savary s'était arrangé pour leur emboîter le pas étroitement. Il fourra subitement une poignée de sequins dans la main de Coriano.
– D'où sors-tu cet argent, vieille crapule ? grommela le flibustier.
– Si tu le savais cela ne te rendrait pas plus riche, ni d'en avertir ton patron, susurra l'apothicaire. Laisse-moi m'entretenir cinq minutes avec l'Arabe que tu vois là et je t'en donnerai autant après.
– Pour que tu ailles préparer ton évasion avec lui ?
– Et quand cela serait, quelle importance ? Crois-tu que la prime que tu vas toucher sur la vente de ma vieille carcasse égalera seulement les trente sequins que je te donne ?
Coriano fit sauter les pièces de cuivre dans sa main, soupesa un instant la justesse de ce raisonnement, puis se détourna et apporta toute son attention à la répartition des lots de sa marchandise : les vieillards et les infirmes dans un coin, les hommes bien bâtis dans l'autre, les femmes jeunes et belles à part, etc...
Savary avait trotté jusqu'à l'Arabe. Il revint peu après et glissa à Angélique.
– Cet homme est bien l'Ali-Mektoub dont on vous a parlé et il a en effet un neveu appelé Mohamed Raki, mais celui-ci vit en Alger. Cependant son oncle dit qu'il se souvient que son neveu était allé à Marseille pour un homme blanc qu'il avait longtemps servi au Soudan où cet homme qui était savant fabriquait de l'or.
– Et comment était cet homme ? Peut-il le décrire ?
– Ne vous excitez pas. Je ne pouvais lui demander mille détails au débotté. Mais je dois le revoir plus longuement, ce soir ou demain.
– Comment ferez-vous ?
– C'est mon affaire. Ayez confiance.
Coriano les sépara. Angélique fut conduite sous bonne garde dans le quartier français de la ville. Le soir tombait et des cafétérias ouvertes sur la rue s'élevait le son des tambourins et des flûtes.
La maison où ils entrèrent avait l'apparence d'une petite forteresse. Escrainville était là dans son fief, au milieu d'un décor semi-européen où de beaux meubles et des portraits dans leurs cadres dorés voisinaient avec les divans orientaux et l'inévitable pipe à eau. L'odeur du haschisch rôdait.
Il l'invita à prendre du café, ce qui ne lui était pas arrivé depuis l'île des déesses.
– Eh bien ! ma belle, nous voici au port. Dans quelques jours, tous les amateurs de belles filles décidés à mettre le prix pour posséder un objet rare pourront admirer vos formes en détail. Et nous leur en laisserons le temps, croyez-moi !
– Vous êtes un grossier personnage, fit Angélique avec dédain. Mais je ne pense pas que vous allez avoir l'audace de me vendre... et de me vendre nue !
Le pirate s'esclaffa derechef.
– Je pense que plus j'en montrerai, plus je risquerai d'atteindre mes 12 000 piastres.
Angélique bondit, les yeux fulgurants.
– Non, cela ne sera pas, cria-t-elle. Jamais je n'accepterai cette honte. Je ne suis pas une esclave. Je suis une grande dame de France. Jamais, jamais je n'accepterai. Essayez de me traiter de cette façon... Je vous ferai regretter au centuple d'y avoir seulement songé.