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– Insolente ! rugit-il en saisissant son fouet.

Ce fut encore le second, borgne, qui s'interposa.

– Laissez-la patron. Vous allez l'abîmer. Ce n'est pas la peine de se mettre dans cet état. Un petit séjour au cachot va lui rabattre le caquet.

Le marquis d'Escrainville était incapable d'entendre raison, mais son second le bouscula sans ménagement et l'énergumène alla s'écrouler sur un divan, lâchant son fouet qui tomba à terre. Coriano revint pour saisir le bras d'Angélique. Elle se dégagea disant qu'elle était bien capable de marcher seule. Elle n'avait jamais éprouvé de sympathie pour cet individu aux bras velus tatoués de bleu comme un sauvage. Il avait vraiment trop l'air de ce qu'il était : un flibustier de bas étage, avec son tampon noir sur l'œil et son serre-tête d'un rouge passé sur des cheveux gras, qui s'étiraient en accroche-cœur le long de ses joues mal rasées. Il haussa les épaules et la précéda à travers les dédales de cette vieille maison mi-forteresse, micaravansérail. Après lui avoir fait descendre un escalier de pierre il s'arrêta devant une grosse porte bardée de ferrures moyenâgeuses, tira un trousseau de clefs et fit manœuvrer les verrous grinçants.

– Entrez !

La jeune femme hésitait sur le seuil de l'antre obscur où il l'introduisait. Il la poussa en ricanant et ferma la porte.

Elle était seule maintenant dans un cachot très sombre que n'éclairait qu'une petite lucarne grillée de deux énormes barres de fer en croix. Même la paille faisait défaut à cette prison, qui n'avait pour tout ameublement que trois grosses chaînes à bracelets, scellées dans le mur. Au moins, la brute ne l'avait pas enchaînée.

– Ils ont peur de « m'abîmer ».

Les épaules la brûlaient à l'endroit où le fouet l'avait cinglée. Elle se laissa choir sur la terre battue. De la sorte, elle pourrait réfléchir sinon dans le confort, du moins dans le calme. La sérénité qu'elle éprouvait au fond d'elle-même lui venait de la récente nouvelle que lui avait glissée Savary à propos du marchand arabe Ali Mektoub. Celui-ci avait un neveu nommé Mohamed Raki qui lui avait parlé d'un homme blanc cherchant de l'or au Soudan et pour lequel il avait jadis fait un voyage à Marseille. Angélique se répétait chaque mot pour y puiser l'espoir. Elle ne pouvait pas s'être trompée. Elle avait eu raison d'essayer, malgré les pires vicissitudes, de parvenir à Candie puisque le fil ténu ne s'était pas rompu et que l'espoir continuait à luire au bout de la route. Il ne fallait pourtant pas se leurrer. Rien de précis dans sa recherche ne se dessinerait avant longtemps. Quand et où pourrait-elle joindre le neveu d'Ali Mektoub ? Elle ne savait même pas de quelle façon elle pourrait recouvrer la liberté et si le plus affreux destin de prisonnière dans un harem ne lui était pas réservé. Elle dut néanmoins s'endormir assez profondément, car lorsqu'elle se réveilla elle trouva à côté d'elle un plateau de cuivre sur lequel il y avait du café turc dégageant une odeur qu'elle trouva appétissante, des pistaches enrobées de sucre et des galettes au miel. Cela trahissait une main féminine et Angélique comprit à qui elle en était redevable en découvrant un long rouleau végétal, qui était la natte de la petite esclave libre Ellis. Elle achevait sa collation lorsque des voix retentirent dans le couloir souterrain, des pas s'approchèrent, le verrou et la clé grincèrent et le garde-chiourme borgne introduisit brutalement deux autres femmes dont l'une était voilée et qui toutes deux poussèrent des cris perçants en lui adressant de vives protestations en turc. Leur geôlier les injuria copieusement dans la même langue et après avoir refermé s'en alla en maugréant. Les deux femmes se tinrent blotties dans un angle du cachot en jetant des regards d'effroi à Angélique, jusqu'au moment où elles s'aperçurent que c'était une femme. Alors elles pouffèrent de rire comme deux petites folles.

Angélique était maintenant habituée à la pénombre. Elle vit que la femme voilée était vêtue d'un pantalon bouffant, un saroual de soie noire et d'une veste de velours. Ses opulents cheveux noirs, assombris encore par la teinture du henné vert, étaient coiffés d'une galette de velours rouge emprisonnant une gaze qui dissimulait sa figure. Elle l'ôta, voyant qu'elle était en présence d'une femme et montra de très longs cils bleus ourlant des yeux de gazelle. Elle eût été d'une grande beauté sans son grand nez un peu trop proéminent. À son cou, elle portait une chaîne d'or dont elle retira une croix d'or qu'elle baisa, après quoi elle se signa d'un large geste de droite à gauche. Ayant observé l'effet de ce geste sur Angélique, elle alla s'asseoir près d'elle et, à sa grande surprise, se mit à lui parler en un français doux et hésitant, mais parfaitement correct. Elle était arménienne, de Tiblissi, dans le Caucase et de religion orthodoxe, mais elle avait appris le français avec un père jésuite qui l'enseignait aussi à ses frères. Elle présenta sa compagne, blonde, comme une fille de Moscovie, capturée par les Turcs devant Kiev.

Angélique leur demanda comment elles étaient tombées entre les mains du marquis d'Escrainville. Elles le connaissaient depuis peu, car on les avait débarquées récemment venant de Beyrouth en Syrie où elles avaient fait une longue et douloureuse escale, après être passées par Erzéroum et Constantinople. Toutes deux s'estimaient fort heureuses d'être à Candie, car elles savaient que cette fois elles n'allaient plus être traitées comme du bétail et exposées nues au bazar public, mais faire l'objet d'enchères à huis clos, réservées à des « marchandises de valeur ».

Angélique l'écoutait et la regardait déconcertée. Cette Tchemichian aurait été traînée des mois durant et exposée nue par les bazars du Levant et pourtant personne ne lui avait enlevé ses lourds bracelets d'or, couvrant ses poignets et jusqu'à ses chevilles, ni la lourde ceinture faite de sequins d'or qui tournait deux ou trois fois autour de sa taille ? Il y avait plusieurs livres d'or sur elle. Combien en fallait-il donc pour se racheter dans ce pays ? L'Arménienne éclata de rire. Cela dépendait ! D'après elle, ce n'était pas tant une question d'argent mais plutôt de gagner un amateur-protecteur ayant prestige et autorité. Elle était certaine qu'elle en trouverait plus facilement ici, en approchant ce pays hier encore aux Chrétiens et qui continuait à être le port d'attache des corsaires européens et port de relâche pour les flottes commerçantes de l'Occident. Elle avait vu des popes dans la rue qui lui avaient donné bon espoir.

La Slave conservait plus de distance ou bien était-elle moins bavarde. Son sort à venir semblait lui être indifférent, mais elle s'installa d'autorité sur la natte d'Angélique et en occupa bientôt la plus grande partie, pour s'endormir presque aussitôt.

– Celle-là n'est pas une concurrente dangereuse, fit l'Arménienne avec un clin d'œil entendu. Elle est belle mais on voit tout de suite qu'il lui manque quelque chose pour séduire. Par contre, j'espère que votre présence ne me fera pas rater l'occasion de trouver un bon maître.

– Vous n'avez jamais songé à vous échapper ? demanda Angélique.

– M'échapper ? Pour aller où ? La route est très longue pour retourner au Caucase, chez moi. Elle passe par tout l'immense empire turc. Candie, qui était chrétien, ne vient-il pas d'être conquis par eux ? Et il n'y a plus de chez moi au Caucase : les Turcs y sont ! Ils ont massacré mon père et mes frères aînés et mes jeunes frères ont été châtrés sous mes yeux pour être vendus comme eunuques blancs au pacha de Kars. Non, pour moi, le mieux est de me trouver un maître aussi puissant que possible.

Puis elle s'enquit d'Angélique. Venait-elle du marché d'esclaves de Malte ? Sa voix marquait beaucoup de considération.