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– Y a-t-il donc grand honneur à être parmi les esclaves razziés par les religieux de l'ordre de Malte ? demanda Angélique avec ironie.

– Ce sont les plus grands seigneurs chrétiens du Levant, dit l'autre en roulant ses yeux ombrés, même les Turcs ont peur d'eux et leur témoignent de la considération, car le commerce des chevaliers est partout et ils sont immensément riches. Savez-vous que le batistan de Candie leur appartient ? Et l'on m'a dit qu'une de leurs galères était à quai à Candie et que le Maître des Esclaves de l'Ordre serait présent aux enchères où nous serons vendues. Mais, au fait, je suis folle, vous êtes française et vous devez avoir aussi vos marchés d'esclaves en France. On dit que la France est très puissante. Racontez-moi. Est-ce aussi grand que Malte ?

Angélique protesta. Non, il n'y avait pas de marché d'esclaves en France. Et la France était dix mille fois plus grande que Malte. L'Arménienne lui éclata d'un rire insolent au nez. Pourquoi la Française inventait-elle des mensonges plus invraisemblables que les contes arabes ? On savait qu'il n'y avait pas de plus grande nation chrétienne que Malte. Angélique renonça à la convaincre. Elle dit que la perspective d'être vendue dans le batistan des nobles chevaliers ne la consolait pas pour autant de la perte de sa liberté et qu'elle espérait bien parvenir à s'évader. L'Arménienne hocha la tête. Elle ne croyait pas qu'on pût s'évader des griffes d'un marchand d'esclaves aussi important que le « pirate francèzé ». Elle avait été entre les pattes des Turcs depuis près d'un an et JAMAIS elle n'avait entendu parler d'un cas réussi d'évasion de femme.

Les plus « réussies » étaient celles où l'on retrouvait les évadées poignardées ou rongées par les chiens et les chats.

– Les chats ?

– Certaines tribus musulmanes dressent les chats pour garder les prisonnières. Et le chat est plus féroce et plus agile qu'un chien.

– Je croyais que c'étaient des eunuques qui gardaient les femmes ?

Elle apprit que les eunuques servaient à garder les femmes qui avaient réussi à s'élever jusqu'au harem. Mais les prisonnières capturées étaient confiées à la vigilance des chats et des porcs auxquels on jetait parfois les rebelles pour être dévorées vives. Les immondes animaux commençaient par leur arracher les yeux et leur manger les seins. Angélique frémit. Elle ne craignait pas la mort, mais pas CELLE-LA !

L'appétit de l'Arménienne ne faiblissait pas pour autant, les friandises sucrées apportées par Ellis furent achevées en peu de temps à trois, car la Slave, qui s'était réveillée, en mangea à elle seule la majeure partie. Les prisonnières commencèrent à avoir soif. Malgré les appels particulièrement sonores de l'Arménienne, personne ne vint leur apporter à boire. Avec la fraîcheur de la nuit, la soif se calma et elles dormirent à peu près bien. Mais la soif redoubla avec le jour et personne ne répondit à leurs appels.

Des bouffées de chaleur pénétraient par l'étroit soupirail jusque dans leur cave profonde. Et les prisonnières avaient faim et soif. La lueur du dehors passa au rouge, puis au mauve et s'éteignit. Ce fut à nouveau la nuit, plus tourmentée que la précédente. Le dos d'Angélique la faisait souffrir. Le coup de fouet du pirate avait entamé les chairs et le sang s'était collé à ses vêtements.

Au matin, elles furent éveillées par une odeur délicieuse toute proche.

– C'est du « chachlick » caucasien, jugea l'Arménienne, les narines palpitantes, du rôti de mouton, entrelardé sur broche.

Et elles entendirent le choc agréable de plats de métal dans le couloir.

– Posez cela ici, fit la voix d'Escrainville.

Le verrou sauta en même temps qu'un jet de lumière se projetait à l'intérieur.

– Un petit jeûne et une compagnie bien informée de la situation t'ont-ils porté conseil, ma belle ? Es-tu décidée à te conduire en esclave raisonnable ? Baisse la tête et dis : « Oui, mon maître, je ferai tout ce que vous voudrez... »

Le pirate sentait le vin et la drogue. Il était mal rasé. Devant le silence d'Angélique, il jura et observa que sa patience était à bout.

– Je ne peux pourtant pas me lancer dans les pourparlers des enchères sans avoir maté cette garce ? Elle me conduira à la faillite ! Répète avec moi, tête de bourrique : « Oui, mon maître... »

Angélique serra les dents. L'esclavagiste cracha de fureur. Une fois de plus, il brandit son fouet et une fois de plus le borgne s'interposa. Ramené à la raison le pirate fit effort pour se contenir.

– Si je ne t'arrache pas la peau de la figure, c'est simplement pour ne pas déprécier les prix...

Il s'adressa aux matelots qui portaient les plats :

– Conduisez les autres prisonnières dans le cachot voisin pour bien se restaurer et s'abreuver, mais pas cette mule-là.

Au grand étonnement d'Angélique, l'Arménienne et sa compagne, la gourmande Moscovite, refusèrent un privilège que la troisième ne partagerait pas. La solidarité entre captifs était de règle.

Le tortionnaire envoya toutes les femmes au diable, jurant que cette engeance ne devrait pas exister, et à grand fracas fit remporter ses plats.

Chapitre 16

Le jour passa. La nuit et la faim retombèrent sur le petit groupe. Cette nuit-là, Angélique ne put dormir. Faudrait-il supporter encore une journée de souffrances pour les voir se transformer le surlendemain, en cette vente aux enchères dont le trio figurait sans doute l'attraction de choix ? Savary avait promis de l'arracher à son triste sort. Mais les chances d'un pauvre vieillard sans argent, lui-même captif, assisté de quelques Grecs ignorants, étaient bien minces dans ce redoutable guêpier où les plus hautes personnalités de la piraterie disposaient de toutes les commodités nécessaires pour mener à bien le lucratif et séculaire commerce d'esclaves.

Vers le milieu de la nuit, elle crut voir briller des yeux lumineux à la lucarne.

– Un chat ! hurla Angélique, que les récits de l'Arménienne hantaient.

Mais ce n'était qu'une lampe à huile à deux mèches. La lueur incertaine fut voilée et Angélique s'entendit interpeller doucement :

– Signora Angélica, ici... Ellis.

En titubant elle s'approcha de la fenêtre pour recevoir dans les mains quelque chose de froid et de visqueux, qu'elle laissa choir avec horreur avant de s'apercevoir que c'étaient trois belles grappes de raisin.

– Le vieux médecin fait dire... quoi qu'il arrive il ne faut pas désespérer. Il viendra ici à l'aube lorsque vous entendrez le premier chant du muezzin de la Grande Mosquée.

– Merci, Ellis ! Tu es bonne !... Quel est ce bruit qu'on entend. Est-ce un volcan souterrain ?

– Non ! C'est la tempête. La mer est très méchante cette nuit. On l'entend car elle est au pied de la maison du maître.

Elle s'en fut comme une ombre. Angélique se mit à dévorer le raisin, puis s'arrêta, se reprochant de ne pas l'offrir aux autres. Elle voulut les réveiller. N'y parvenant pas, elle laissa leur part et avala la sienne rapidement. Ensuite, la nuit lui parut interminable. Un peu rassasiée, elle souhaitait dormir mais s'en empêchait, espérant Savary. Vers l'aube, les grondements de la mer en fureur se calmèrent. Angélique s'était accotée à la muraille, tout contre la lucarne ; elle finit par s'endormir.

*****

– Madame du Plessis, voulez-vous écrire cette lettre ?

Angélique sursauta. Elle parvint à discerner le vieil apothicaire essayant d'introduire entre les barreaux une feuille de papier, une corne à encre et une plume.

– Mais je n'y vois rien. Je n'ai pas d'écritoire...

– Ça ne fait rien. Appuyez-vous contre le mur ou par terre. Angélique cala la feuille de papier contre un moellon rugueux. Savary tenait la corne à encre.