Un lourd silence s'appesantit entre eux.
– C'est tout ce que vous savez, Desgrez ?
Le policier fit quelques pas à travers la pièce avant de répondre :
– Non !
Il mordillait le tuyau de sa pipe, le regard fixe. « Savoir ! » grommela-t-il entre les dents.
– Qu'y a-t-il ? Parlez ?
– Eh bien ! Voici : il y a... trois ans... ou un peu plus, j'ai reçu une visite. C'était un curé, un garçon aux yeux comme du plomb fondu dans un visage de bougie, de ceux-là qui n'ont que le souffle mais qui se mettent en tête de sauver le monde. Il s'est informé : « Était-ce bien le même personnage que ce Desgrez qui, en 1661, avait été nommé avocat dans le procès du comte de Peyrac ? » Il m'avait recherché en vain parmi mes collègues du Palais de Justice et il avait eu beaucoup de peine à me retrouver sous la défroque d'un sombre argousin. Après qu'il se fut bien assuré que j'étais l'ex-avocat Desgrez, il se nomma. C'était le père Antoine de l'ordre créé par Monsieur Vincent. Il avait été aumônier des prisons et à ce titre avait assisté le comte de Peyrac au bûcher.
Angélique revit brusquement la silhouette du petit prêtre assis devant l'âtre du bourreau, comme un grillon transi.
– Après beaucoup de circonlocutions, il me demanda si je savais ce qu'était devenue la femme du comte de Peyrac. Je lui dis que oui mais que j'aimerais savoir à mon tour qui s'intéressait à elle, une femme dont le nom même était oublié de tous. Il se troubla beaucoup. C'était lui-même, dit-il. Il avait souvent songé à cette malheureuse abandonnée, beaucoup prié pour elle et souhaitait que la vie lui eût été enfin clémente. Je ne sais pourquoi il y avait quelque chose dans ses protestations qui sonnait faux. Dans mon métier, on discerne à une nuance près les réticences. Cependant, je lui dis ce que je savais.
– Que lui avez-vous dit, Desgrez ?
– La vérité : Que vous vous étiez fort bien tirée de vos ennuis, que vous aviez épousé le marquis du Plessis-Bellière et que vous étiez, pour lors, une des femmes les plus enviées de la Cour de France. Chose curieuse, loin de le réjouir, ces nouvelles parurent l'atterrer. Peut-être craignait-il que votre âme ne se trouvât désormais en perdition car je lui laissai entendre que vous étiez sur le chemin de supplanter Mme de Montespan.
Angélique cria avec désespoir :
– Oh ! pourquoi lui avez-vous dit cela ?... Vous êtes un monstre !
– N'était-ce pas la stricte vérité ? Votre second mari était bien en vie alors et votre faveur si éclatante qu'elle détournait la chronique mondaine. Qu'étaient devenus vos fils ? demanda-t-il encore. Je lui dis qu'ils étaient en bonne santé et également fort bien en Cour dans la maison de Monseigneur le Dauphin. Puis, comme il se retirait je lui dis à brûle-pourpoint : « Vous devez avoir gardé en effet un souvenir remarquable de cette exécution. Cela n'est guère fréquent, des petits tours de passe-passe de ce genre ? » Il a sursauté : « Que voulez-vous dire ? ». « Que le condamné tire sa révérence au dernier moment tandis que vous bénissez un cadavre anonyme. Vous deviez être assez troublé en vous apercevant de cette substitution ? » « J'avoue que je ne m'en suis pas aperçu sur le moment... ». Alors je me suis approché de lui jusqu'à lui toucher le bout du nez. « ET QUAND vous en êtes-vous aperçu, l'abbé ? » ai-je demandé.
« Il était aussi blanc que son rabat. « Je ne comprends rien à vos allusions, a-t-il dit pour se rattraper ». « Si, vous comprenez. Vous savez, comme moi, que le comte de Peyrac n'est pas mort sur le bûcher. Et pourtant il n'y en a guère qui soient au courant de ce fait. On ne vous a pas payé pour vous taire. Vous n'étiez pas dans le complot. Mais vous SAVEZ. Qui vous a renseigné ?...
« Il a continué à faire l'ignorant. Il est parti.
– Et vous l'avez laissé partir ?... Mais il ne fallait pas, Desgrez ! Il fallait le contraindre à parler, le menacer, l'asseoir sur le chevalet, l'obliger à dire qui l'avait renseigné, qui l'envoyait. Qui ?... Qui ?...
– Qu'est-ce que ça aurait changé ? dit Desgrez. Vous étiez bien Mme du Plessis-Bellière, non ? Angélique prit sa tête entre ses. mains. Desgrez ne lui aurait pas raconté cet incident s'il l'avait jugé sans importance. Desgrez pensait comme elle. Derrière la démarche insolite de l'aumônier des prisons, c'était la présence du premier mari d'Angélique qu'il soupçonnait. D'où celui-ci avait-il envoyé son messager ? Comment s'était-il mis en contact avec lui ?
– Il faut retrouver la trace de ce prêtre, dit-elle. C'est assez facile. Je me souviens qu'il appartenait à l'ordre des...
Desgrez sourit.
– Vous feriez un excellent policier, dit-il. Je vais encore vous épargner de la peine. Ce prêtre se nomme le père Antoine. Il n'est plus à Paris. Depuis plusieurs années, il est aumônier des galériens à Marseille.
La physionomie d'Angélique s'éclaira. Enfin, elle savait où partir. Elle commencerait par aller à Marseille voir ce père Antoine.
Elle le retrouverait sans difficultés. L'ecclésiastique finirait bien par lui confier le nom du personnage mystérieux qui l'avait envoyé vers Desgrez pour s'informer du sort de Mme de Peyrac. Peut-être saurait-il le lieu où se trouvait cet inconnu ?... Elle réfléchissait, les yeux brillants et mordillait sa lèvre supérieure.
Desgrez la couvait d'un regard ironique.
– À condition que vous puissiez sortir de Paris, dit-il, répondant à ses pensées qui se lisaient si ouvertement sur son visage animé.
– Desgrez, vous n'allez pas m'en empêcher.
– Ma chère enfant, je suis chargé de vous en empêcher. Ignorez-vous que, quand j'accepte une tâche, je suis comme un chien qui croche la casaque d'un malintentionné ? Je suis prêt à vous fournir tous les renseignements qui peuvent vous intéresser mais pour ce qui est de vous laisser prendre la clé des champs ne comptez pas sur moi.
Angélique se tourna vivement vers le policier. Son regard se noya d'une supplication ardente.
– Desgrez ! Mon ami Desgrez !
L'expression du jeune magistrat demeura implacable.
– Je me suis porté garant de vous, près du Roi. Ce ne sont pas des engagements que je prends à la légère, croyez-moi.
– Et vous vous dites mon ami !
– Dans la mesure où je n'ai pas à contrevenir aux ordres de Sa Majesté.
La déception ravageait Angélique comme une lave brûlante. Elle haïssait Desgrez, comme elle l'avait toujours haï. Elle savait qu'il était tenace et minutieux dans ses travaux et qu'il saurait dresser devant elle un mur infranchissable. Limier, il finissait toujours par attraper sa proie. Geôlier, il saurait la garder. On ne lui échappait pas.
– Comment avez-vous pu accepter cette révoltante mission, sachant que j'en faisais l'objet ? Je ne vous pardonnerai jamais.
– J'avoue que j'étais assez content de vous empêcher de faire une sottise.
– Ne vous mêlez donc pas de ma vie ! cria-t-elle hors d'elle-même. J'ai pour vous et les gens de votre espèce la plus profonde détestation. Je vous vomis, vous tous tant que vous êtes : malveillants, rouauts, grimauds, grimaçants, laquais rampants du maître qui vous jette un os à ronger.
Desgrez se détendit et se mit à rire. Il ne l'aimait jamais tant que sous les traits de la marquise des Anges, cette partie secrète de sa vie enfouie sous le luxe et la considération mais qui reparaissait dans ses colères.
– Écoutez, mon petit...