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– Belle ?

– Jugez-en vous-même.

D'un geste de maquignon, il écarta le voile d'Angélique. L'autre sifflota.

– Phutt !... Vous avez la chance avec vous, monsieur d'Escrainville. Cette femme va vous rapporter de l'or.

– J'y compte bien. Je ne la laisserai pas aller à moins de 12 000 piastres.

Le visage aux bajoues tremblotantes du banquier prit une expression déçue. Il devait penser que la belle captive était nettement au-dessus de ses moyens.

– 12 000 piastres... Certes, elle les vaut, mais vous êtes vorace !

– Il y a des amateurs qui n'hésiteront pas à monter jusque-là. J'attends le prince tcherkesse Riom Mirza, un ami du Grand Sultan chargé par celui-ci de lui dénicher la perle rare et aussi Chamyl-bey, le grand eunuque du pacha Soliman Aga, qui ne regarde pas au prix pour les plaisirs de son maître...

Le Vénitien poussa un profond soupir.

– Il nous est difficile de lutter avec les prodigieuses fortunes de ces Orientaux. Pourtant, j'assisterai à la vente. Ou je me trompe, ou nous allons avoir un spectacle de choix. Bonne chance, cher ami !

*****

La salle des ventes ressemblait à un immense salon. Des tapis précieux couvraient le sol et des divans bas étaient disposés le long des murs, se faisant face. Le fond de la pièce était occupé par une estrade à laquelle on accédait par quelques marches. Au plafond de précieux lustres de Venise reflétaient de leur mille pendeloques les lumières que des valets maltais achevaient d'allumer.

La salle était déjà à demi-pleine. La foule ne cessait d'augmenter. Des serviteurs turcs à longues moustaches et coiffés d'un cornet pointu en lamé d'or ou d'argent s'affairaient à distribuer de petites tasses de café et des assiettes de friandises sur des tables basses de cuivre ou d'argent. D'autres déposaient près de ceux qui le désiraient l'inévitable pipe à eau, dont le glougloutement discret se mêlait au bourdonnement des conversations. Les vêtements orientaux dominaient. Cependant, une dizaine de corsaires blancs côtoyaient de leurs culottes godronnées, les caftans brodés. Certains, comme le marquis d'Escrainville, avaient pris la peine de passer un justaucorps ou un habit pas trop défraîchi, de coiffer un chapeau aux plumes encore fournies, mais tous gardaient la parure belliqueuse de leurs nombreux pistolets ou de leurs sabres d'abordage. Des pipes hollandaises, à petit fourneau et long tuyau faisaient concurrence, sous les moustaches, à leur frère oriental le narguilé.

Le renégat danois Eric Jansen entra, escorté de trois gardes du corps tunisiens et alla s'asseoir, hautain et barbu, près du vieux marchand soudanais. Ce nègre, en robe barbare africaine, était un haut personnage, représentant les trafiquants du Nil chargés d'approvisionner les harems d'Arabie et d'Éthiopie et ceux de tous les sultans et roitelets de l'intérieur de l'Afrique. Ses cheveux blancs et crépus, sous une calotte brodée de perles, contrastaient avec sa peau noire, un peu jaunie aux pommettes et à l'arête du nez. Les trois femmes voilées et guidées par les eunuques traversèrent la salle dans sa longueur. On les fit franchir les marches de l'estrade, puis on les poussa dans le fond, un rideau pouvait les dissimuler à demi et là il y avait des coussins pour s'asseoir. L'Arménien qui tout à l'heure écrivait les cours de la Bourse des esclaves à l'entrée du batistan, s'approcha d'elles, en compagnie du marquis d'Escrainville. C'était Erivan, le commissaire-priseur, ordonnateur des cérémonies. Il portait une ample robe brune, une barbe assyrienne aux boucles bien peignées, une chevelure également bouclée et parfumée, et l'on sentait qu'il devait opposer à la fièvre des ventes, aux pleurs des esclaves et aux revendications des propriétaires, le même sourire onctueux et rempli d'aménité.

Il salua Angélique en français avec beaucoup de déférence, s'enquit en turc auprès de la Slave et de l'Arménienne si elles ne désiraient pas qu'on leur apporte du café et des sorbets, des confitures et des confiseries, afin de prendre patience.

Puis une vive discussion l'opposa au marquis d'Escrainville.

– Pourquoi lui relever les cheveux ? protestait celui-ci. Vous verrez, c'est une véritable cape d'or.

– Laissez-moi faire, dit Erivan, les yeux mi-clos. Il faut ménager les surprises.

Deux petites servantes furent appelées d'un claquement de mains. Sur les indications d'Erivan, elles tressèrent les cheveux d'Angélique et les relevèrent sur la nuque en un lourd chignon maintenu par des épingles à tête de perles. Puis elles l'enveloppèrent à nouveau de ses voiles.

Angélique se laissa faire, indifférente. Toute son attention se portait à guetter la venue d'un de ces chevaliers de Malte dont Rochat lui avait promis l'aide. Par la fente du rideau, elle essayait en vain de distinguer parmi les caftans et les redingotes, le sobre manteau noir à croix blanche des gentilshommes de l'Ordre. Des sueurs froides perlaient à ses tempes à la pensée que Rochat ne trouverait pas les arguments nécessaires pour convaincre ces prudents commerçants de lui accorder créance.

La vente commença. On présenta un Maure, spécialiste de navigation, et un silence appréciateur ne tarda pas à s'établir, devant cette statue de bronze dont le corps avait été soigneusement huilé afin de faire ressortir ses muscles noueux et ses formes herculéennes. Puis de nouveaux remous troublèrent l'attention, qui fut un instant détournée par l'entrée de deux chevaliers de Malte. Drapés dans leur ample manteau noir à croix d'argent, ils traversèrent la salle en s'inclinant devant les notabilités de Constantinople, s'avancèrent jusqu'à l'estrade et dirent quelques mots à Erivan. Celui-ci leur désigna le coin des captives. Angélique se redressa, pleine d'espoir.

Les deux chevaliers s'inclinèrent devant elle, la main sur la poignée de leur épée. L'un était espagnol, l'autre français, tous deux apparentés aux plus grandes familles d'Europe, car il fallait justifier d'au moins huit quartiers de noblesse pour obtenir le titre de chevalier dans le plus grand Ordre de la chrétienté. La sévérité de leur costume n'écartait pas un certain luxe. Sous leurs manteaux, ils portaient une courte chasuble noire, également marquée d'une croix blanche et recouvrant leurs justaucorps. Mais leurs manchettes et leurs cravates étaient de dentelle de Venise, leurs bas de soie soulignés d'une baguette d'argent et leurs chaussures également à boucles d'argent.

– Est-ce vous la noble dame française dont M. Rochat vient de nous entretenir ? demanda le plus âgé qui portait une perruque blanche dans le meilleur goût de Versailles.

Il se présenta :

– Je suis le bailli de La Marche, de la Langue d'Auvergne, et voici Don José de Almada, de la Langue de Castille, commissaire des Esclaves pour l'Ordre de Malte. C'est à ce titre qu'il peut s'intéresser à vous. Il paraît que vous avez été capturée par le marquis d'Escrainville, ce vautour puant, alors que vous vous rendiez à Candie, mandatée d'une mission par le roi de France.

Angélique bénit en pensée le pauvre Rochat d'avoir présenté les choses de cette façon. Il lui montrait la route à suivre.

Elle s'empressa de parler du Roi en personne habituée à la Cour, nomma ses relations les plus importantes, depuis M. Colbert jusqu'à Mme de Montespan, elle parla du duc de Vivonne, qui avait mis sa galère amirale et l'escorte de l'escadre royale à sa disposition. Puis elle raconta comment la croisière avait été désorganisée par l'attaque du Rescator...

– Ah ! le Rescator !... firent les Chevaliers en levant des regards de martyrs vers le ciel.

Comment par la suite elle avait essayé de poursuivre sa mission avec des moyens de fortune sur un petit voilier, lequel n'avait pas tardé à être la proie d'un autre pirate, le marquis d'Escrainville.