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– Veuillez me suivre, belle dame.

Le marquis d'Escrainville fut sur ses talons, et il attrapa Angélique par l'épaule.

– Souviens-toi, dit-il. Les chats...

Ce fut la pensée de la mort horrible qui la menaçait et l'espoir d'y échapper par l'intervention des chevaliers de Malte qui permirent à Angélique d'affronter les centaines de brûlants regards qui accueillirent son apparition.

Un silence trouble régna. Depuis trois jours, la réputation de la Française mettait Candie en fièvre.

Penchés en avant, les spectateurs s'interrogeaient sur le mystère de cette créature voilée, enfin présentée à leur convoitise.

Erivan adressa un signe au jeune eunuque de service qui s'approcha et fit tomber le voile dissimulant le visage de la captive.

Angélique sursauta. Ses yeux étincelèrent. Sous la lumière chatoyante des lustres, elle voyait ces visages tendus, ces regards fixes et attentifs de mâles aux aguets et la pensée qu'on allait l'offrir nue, tout à l'heure, à leur concupiscence, la raidit dans une révolte qui la fit pâlir tandis qu'un long frisson la parcourait.

Ce frémissement sauvage, le regard hautain et presque impérieux de ses prunelles d'eau marine parurent électriser la salle jusqu'alors assez indolente. Un mouvement subit d'intérêt et de passion fit onduler les têtes. Erivan lança un chiffre :

– 5 000 piastres.

Dans son coin le pirate d'Escrainville sursauta. C'était le double du chiffre convenu pour la mise à prix.

Damné cloporte d'Erivan ! Dès le premier instant, il avait senti naître, chez son public, la brusque poussée des convoitises qui justifie toutes les folies. Des hommes allaient se livrer aux passions jumelées du jeu et du désir.

– 5 000 piastres.

– 7 000, cria le prince tcherkesse.

Le chef des Eunuques blancs murmura un chiffre. Fougueux et résolu à emporter l'enchère, Riom Mirza cria :

– 10 000 piastres.

Ensuite un silence religieux plana.

Angélique regarda du côté des chevaliers de Malte, qui n'avaient pas encore parlé. Don José, un sourire au coin de sa lèvre sévère, se pencha.

– Prince, dit-il, le dernier iman du Grand Seigneur prêchait la plus haute économie. Je rends hommage à la fortune du Sultan, mais 10 000 piastres n'est-ce pas le prix de tout un équipage de galère ?

– Le Sultan des Sultans peut sacrifier une de ses innombrables galères si telle est son auguste fantaisie, riposta sèchement le Caucasien.

Et il jeta un regard triomphant à l'eunuque Chamyl-bey dont le visage de femme grasse et douce reflétait la plus grande tristesse. Le grand eunuque de Soliman Aga eût été si fier de rapporter cette esclave précieuse et insolite à son illustre maître, mais gérant lui-même de sa fortune, il connaissait mieux qu'un autre ses possibilités et se reprochait déjà de les avoir dépassées.

Le silence se prolongeait. Angélique sentit tout à coup les mains agiles du jeune eunuque sur ses épaules tandis qu'avec habileté il déroulait l'étoffe qui voilait sa poitrine. Elle fut nue jusqu'aux reins, pâle sous la lumière ambrée des chandelles. Une fine sueur d'angoisse perlait à la surface de sa peau et donnait à sa chair des luisances de nacre. Elle recula d'un pas mais déjà l'eunuque avait ôté les épingles qui retenaient sa chevelure et ses cheveux croulaient en cascade dorée sur ses épaules. Elle eut le geste instinctif de toute femme qui éprouve la sensation de perdre son chignon, leva les bras pour retenir la masse soyeuse de ses boucles, et dans ce mouvement découvrit ses seins fermes et parfaits et offrit l'image secrète et pleine de grâce d'une femme à sa toilette. Un murmure parcourut l'assistance. Un corsaire italien jura longuement. Une houle d'énervement et de passion remua les masses agglomérées de caftans, d'habits, d'uniformes, et d'oripeaux glorieux.

L'eunuque Chamyl-bey décida que son maître lui pardonnerait des difficultés financières pour un tel trésor, et lança :

– 11 000 piastres.

Le vieux marchand soudanais se dressa et récita une longue phrase sur un ton de mélopée. Erivan traduisit :

– 11 500 piastres pour un pauvre vieillard mettant toute sa fortune à acquérir cette turquoise dont les cheiks d'Arabie, les reïs d'Éthiopie, les rois du Soudan et même de la lointaine Kampar africaine se disputeront les faveurs.

Une nouvelle pause s'établit.

Angélique regardait avec terreur le vieux Noir des contrées lointaines, qui, par son audace de commerçant, allait décourager les deux puissants acquéreurs. Le chevalier de Malte abaissa ses hautes paupières bistrées.

– 12 000 piastres, dit-il.

– 13 000, cria Riom Mirza.

Encore une fois, l'Espagnol ironisa.

– Croyez-vous que le Sultan des Sultans vous saura gré de le ruiner ? Le désordre de ses finances n'est un secret pour personne.

– Je ne parle plus pour le Sultan, répondit le prince tcherkesse, mais pour moi, je veux cette femme.

Ses yeux noirs ne quittaient pas Angélique.

– Dans un cas comme dans l'autre, ne risquez-vous pas d'avoir la tête tranchée ? insista le Commissaire des Esclaves de Malte.

Pour toute réponse le Prince répéta avec impatience :

– 13 000 piastres.

Don José soupira.

– 15 000 piastres.

On murmura. Chamyl-bey se taisait, livré aux affres de l'incertitude. Allait-il se laisser entraîner à déséquilibrer son budget pour de longs mois, ou céder à la vanité de mettre dans le sérail de Soliman Aga cette perle rare ?...

– 16 000, cria Riom Mirza.

Mais il commençait à faiblir, car il souleva son bonnet d'astrakan pour s'éponger le front.

– Qui dit plus ? cria le commissaire priseur, puis il répéta son cri en plusieurs langues.

Un silence oppressé plana. Les corsaires européens n'avaient pas ouvert la bouche. Ils avaient vu dès le début que l'enchère s'élevait tout de suite trop au-dessus de leurs ambitions permises. Sacré d'Escrainville ! Il avait su pêcher le bon numéro. Avec cette fille, il allait avoir la possibilité non seulement de payer toutes ses dettes mais encore de s'acheter un deuxième navire avec tout son équipage.

– Qui dit mieux ? répétait Erivan avec un geste dans la direction de Don José.

– 16 500, fit celui-ci sèchement.

Le Prince s'entêta.

– 17 000.

Les chiffres partaient comme des balles. Le son des voix et des mots, tantôt en français, en italien ou en grec s'entrechoquait dans la tête d'Angélique. Elle n'arrivait pas à suivre. Elle avait peur. Elle voyait se crisper la figure brune de Don José et le bailli de la Marche s'assombrir. Elle tremblait, essayant de ramener sa chevelure sur elle. Quand donc ce supplice allait-il prendre fin ?

Un grand Arabe drapé dans son burnous blanc se leva au fond de la salle, et d'un pas souple de panthère, ployé en nombreuses salutations, s'approcha de l'estrade. Angélique entendit Erivan le nommer : Naker-Ali. Sous son turban rayé rouge et blanc, ses yeux s'ouvraient sombres comme la nuit, dans un visage bistré, au nez en bec d'aigle, à la barbe noire et brillante.

Il s'accroupit sans quitter la jeune femme du regard et prit dans une large poche sur sa poitrine des objets que l'on vit ensuite sur sa paume étalée. C'étaient des plus belles parmi les pierres précieuses rapportées de son dernier voyage aux Indes : deux saphirs, un rubis gros comme une noisette, une émeraude, un béryl bleu, des opales, des turquoises. De l'autre main, Naker-Ali extirpa sa légère balance d'orfèvre ambulant, faite d'un piquant de porc-épic en fléau et d'un plateau de cuivre. Il y posa les pierres une à une. Erivan, penché sur lui, se livrait des doigts et des lèvres à des calculs aussi rapides que compliqués. Il annonça enfin, triomphant :