– 20 000 piastres !
Angélique jeta un regard de panique vers Don José. Le chiffre-limite que le chevalier de Malte s'était fixé était dépassé.
Le bailli de la Marche supplia, presque à voix haute :
– Frère, encore un effort !
Le prince tcherkesse Riom Mirza grinçait littéralement des dents. Pour sa part, il renonçait. Mais on n'allait pas laisser cette superbe Française à un vulgaire marchand de la Mer Rouge, riche mais commun personnage, dont le harem de boutiquier dans quelque maison de bois de Candie ou d'Alexandrette devait puer l'huile rance et les sauterelles grillées. Il prit à partie Don José, l'apostrophant, le sommant de se prononcer sans tarder, sinon il le tuerait de sa propre main. Le chevalier de Malte, les yeux au plafond, avait l'air d'un martyr de retable espagnol. Il laissa passer le tumulte, puis jeta pour en finir :
– 21 000 piastres !
Le gouverneur turc de Candie, les yeux plissés de malice retira le bout de son narguilé d'entre sa barbe blanche et dit doucement :
– 21 500.
Le regard de Don José fut une dague empoisonnée. Il savait pertinemment que le Turc ne pouvait assumer une telle créance et qu'il n'agissait que pour damer le pion à l'État souverain de Malte, première nation chrétienne. Il fut tenté d'arrêter l'enchère et de laisser le vieux pacha facétieux se débrouiller avec ses 21 500 piastres à verser et sa trop belle esclave à honorer. Mais l'expression pathétique d'Angélique le remua, quoiqu'il se défendît d'agir par sentiment.
Erivan, qui savait aussi que la dernière offre n'était qu'une plaisanterie de la part du gouverneur, traîna habilement l'enchère, le temps de laisser ce dernier regretter et se jurer qu'il ne recommencerait plus, puis proposa, tourné vers le Commissaire des Esclaves de l'Ordre de Malte :
– Arracho14 ?
– 22 000, trancha Don José de Almada.
Le silence cette fois fut très long, hésitant. Mais Erivan n'avait pas abattu ses derniers atouts. Il savait par expérience que la passion des hommes est bien plus forte que leur âpreté commerciale.
Don José de Almada, qui se battait pour une « affaire » ne pourrait apporter aux enchères la constance d'un homme dont le désir de possession s'était emparé. L'Arabe Naker-Ali, agenouillé au pied de l'estrade, levait sur la blanche captive un regard halluciné. Ses lèvres fines tremblaient et par moments il portait la main à la poche de sa robe, puis s'arrêtait, retenu par une suprême hésitation. L'eunuque s'approcha et tira sur l'agrafe qui retenait la ceinture du dernier voile. L'étoffe légère tomba aux pieds d'Angélique.
Elle perçut le trouble violent qui secouait les hommes et les tendait vers la forme blanche apparue, aussi belle que ces statues grecques que l'on rencontre, sous les lauriers-roses, dans les îles. Mais cette statue vivait. Elle tremblait et les frissons de son beau corps torturé étaient perceptibles à tous, gages de volupté, promesse d'émois et d'abandons, pour celui qui saurait la séduire.
Chacun rêva d'une conquête difficile et d'une victoire grisante. Chacun rêva d'être le maître qui saurait la faire défaillir de plaisir. Une vague brûlante avait envahi Angélique, succédant à une sensation de froid mortel. Et pour ne plus subir ces regards dévorants elle cacha son visage dans son bras replié. Elle était terrassée par un sentiment de honte et de désespoir qui la rendait aveugle et sourde désormais à tout ce qui se passait autour d'elle.
Elle ne vit pas Naker-Ali ramener au jour sur sa paume étalée un diamant blanc assez gros et d'une eau admirable qu'il posa sur sa balance.
– 23 000 piastres, cria Erivan.
Don José détourna la tête.
– Arracho ? Arracho ? murmura Erivan, et il tendit les doigts vers sa clochette de fin de vente.
Le prince tcherkesse poussa un rugissement et se laboura le visage de ses ongles en signe de désespoir. Un lent sourire monta au visage de l'Arabe. Alors Chamyl-bey, le grand eunuque blanc, se leva. Les dernières enchères lui avaient donné le temps de rechercher les diverses combinaisons financières par lesquelles il rétablirait la fortune ébranlée de son maître et comblerait cette brèche importante. Froid, impassible, il laissa tomber du bout des lèvres :
– 25 000 piastres.
La flamme s'éteignit sur le visage de Naker-Ali. Il ramassa ses pierres précieuses, les remit sur sa poitrine puis, se levant, s'éloigna lentement, s'enfonça dans l'ombre et quitta la salle des ventes.
Tourné vers Chamyl-bey, Erivan éleva lentement sa sonnette. Puis sa main resta suspendue comme paralysée et ne bougea plus. Le silence devint pesant et étrange, interminable... Se prolongeant indéfiniment, total et tellement insolite qu'Angélique en prit conscience et d'instinct releva la tête. Alors elle reçut un choc. Violent comme un coup. Un de ces coups terribles qui font vaciller la raison et crier au délire. Parce qu'au pied de l'estrade, où il parvenait d'un pas tranquille, après avoir traversé sans hâte le salon parmi les rangées de regards stupéfaits, il y avait un immense et sombre personnage. Noir des pieds à la tête, noir avec ses gants de cuir à crispins cloutés d'argent, noir par son masque du même cuir qui lui couvrait toute la face jusqu'aux lèvres, encadrée d'une barbe sombre et qui donnait à cette apparition soudaine une allure de cauchemar. Derrière lui elle reconnut la silhouette trapue du capitaine Jason. Erivan très doucement baissa le bras qui tenait la sonnette de fin des ventes. Il ne l'avait pas fait tinter. Il s'inclina jusqu'à terre et susurra d'une voix onctueuse :
– Cette femme est à vendre. Vous intéresse-t-elle, monseigneur le Rescator ?
– Où en sont les enchères ?
La voix qui sortait de sous le masque noir était basse et rauque.
– 25 000 piastres, dit Erivan.
– 35 000 !
L'Arménien demeura bouche bée.
Ce fut le capitaine Jason qui, se tournant vers l'assemblée, répéta d'une voix de stentor :
– 35 000 piastres pour mon maître, monseigneur le Rescator. Qui dit mieux ?
Chamyl-bey retomba sur ses coussins et se tint prostré sans un mot. Angélique entendit le tintement grêle de la clochette. Cette forme ténébreuse qu'elle fixait d'un air hagard, lui parut grandir encore, s'approcher et elle sentit l'enveloppement du lourd manteau de velours noir, que le Rescator avait fait glisser de ses épaules sur les siennes. Les plis du vêtement lui tombèrent jusqu'aux pieds. D'un geste furieux, elle le serra autour d'elle. Jamais, jamais de sa vie elle n'oublierait la honte qu'elle avait dû subir. Des mains inconnues continuaient à la tenir solidement, des mains possessives, dont la force la maintenait debout. Elle s'aperçut alors que ses jambes se dérobaient sous elle et que sans ce secours, elle serait tombée à genoux.
La voix sourde et rauque, disait :
– Belle soirée pour vous, Erivan ! Une Française !... Et de quelle qualité ! Quel est le propriétaire ?
Le marquis d'Escrainville s'avança en titubant comme un homme ivre. Ses prunelles flambaient dans son visage de craie. Il tendit un doigt tremblant vers Angélique.
– Une garce ! fit-il d'une voix bégayante et morne, la pire garce que la terre ait portée. Prends garde, maudit magicien, elle te dévorera le cœur !...
Coriano-le-borgne bondit des coulisses, d'où il avait suivi la vente derrière un rideau. Il s'interposa, découvrant sa bouche édentée dans le plus obséquieux des sourires.
– Ne l'écoutez pas, monseigneur, c'est la joie qui lui fait perdre la tête. Cette dame est charmante... Très charmante. Tout à fait docile et tendre.
– Menteur ! fit le Rescator.
Il porta la main à l'aumônière de toile d'or qui pendait à sa ceinture et en tira une bourse gonflée d'écus qu'il lança à Coriano, dont l'œil s'arrondit démesurément.
– Mais, monseigneur, bafouilla le flibustier, j'aurai ma part sur le butin.