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– Prends toujours ça en acompte.

– Pourquoi ?

– Parce que je veux que tout le monde soit content ce soir.

– Bravo ! Bravissimo ! brailla Coriano en jetant en l'air son bonnet. Vivat pour monseigneur le Rescator !

Celui-ci leva la main :

– La fête commence.

Le capitaine Jason transmit l'invitation que le plus grand trafiquant d'argent de la Méditerranée offrait à la noble assemblée. On allait faire venir des danseuses, des vins, du café, des musiciens, et du mouton rôti. Des bœufs entiers seraient remis aux équipages de tous les bateaux corsaires mouillés dans le port, ainsi que trente barriques de vins de Smyrne et de Malvoisie, à mettre en perce à tous les carrefours de la ville. Des valets passeraient avec des corbeilles de galettes et des brochettes de viande à travers les rues et des pluies de piécettes seraient jetées du haut des toits.

Candie serait en liesse cette nuit en l'honneur de la Française. Ainsi le voulait monseigneur le Rescator.

– El vivat ! criait-on.

– Pâh ! Pâh ! Pâh ! lancèrent les Turcs en reprenant place sur les divans de la salle qu'ils s'apprêtaient à quitter.

Tous, corsaires ou princes, se rasseyaient, prêts aux nouvelles réjouissances. Seuls les deux chevaliers de Malte gagnèrent la porte. Le Rescator les rappela lui-même :

– Caballeros ! Caballeros ! Ne voulez-vous pas être des nôtres ? Don José le foudroya du regard et en compagnie du Bailli de La Marche, très digne, se retira.

Chapitre 20

Ce fut seulement alors qu'Angélique comprit qu'elle était vendue. Vendue à un pirate qui l'avait payée le prix d'un navire et de son équipage !... Qu'elle n'avait fait que passer des mains d'un maître dans celles d'un autre, sort qui désormais allait poursuivre son existence de femme trop belle, toujours convoitée. Un cri aigu s'échappa de ses lèvres, où elle exhalait enfin toute sa détresse, toute l'horreur de ce qu'elle avait enduré, toute sa révolte de femme prise au piège.

– Non... Pas vendue ! Pas VENDUE !...

Elle se rua vers le cercle mouvant et bariolé qui se refermait, infernal, autour d'elle, lutta un instant contre les janissaires du Rescator qui la retinrent solidement puis la jetèrent sans douceur aux pieds de leur maître. Hagarde, elle répétait :

– Non, pas vendue...

– Est-ce la coutume des dames de France de s'enfuir aussi peu vêtues ? Attendez au moins d'être habillée, Madame.

La voix sourde et ironique du Rescator descendait vers elle.

– J'ai là quelques robes à vous présenter. Voyez si elles vous conviennent. Choisissez celle qui vous plaira.

Le regard chargé d'incompréhension d'Angélique monta le long de cette silhouette noire qui la dominait, jusqu'au masque redoutable et figé où vivait seul le rayonnement d'un regard moqueur. Il se mit à rire.

– Relevez-vous, dit-il en lui tendant la main.

Et lorsqu'elle eut obéi il écarta les cheveux qui retombaient en désordre sur son visage, et lui caressa la joue comme à une enfant déraisonnable.

– Vendue ?... Mais non. Ce soir vous êtes mon invitée, c'est tout. Maintenant, choisissez votre toilette.

Il lui désignait trois négrillons à turbans rouges, qui, ainsi que dans les contes, présentaient chacun une robe somptueuse, l'une de faille rose, l'autre de brocart blanc, la troisième de satin vert-bleu ornée de passementeries de nacre indienne, qui miroitaient sous les lumières.

– Vous hésitez ?... Quelle dame n'hésiterait pas... Mais comme la fête nous attend, je me permettrai de vous conseiller. Mon choix va à celle-ci, fit-il en désignant la robe nacrée. À vrai dire je l'ai choisie pour vous, car j'avais entendu dire que la Française avait des yeux couleur de mer. Vous aurez l'air d'une sirène là-dedans. C'est presque un symbole. La jolie marquise sauvée des eaux !...

Et comme elle se taisait toujours :

– Je vois ce qui vous déconcerte. Comment, au fond de cette lointaine Candie peut-on se procurer des toilettes à la dernière mode de Versailles ? Ne creusez pas votre petite cervelle. J'ai d'autres tours dans mon sac. N'avez-vous pas entendu dire que je suis un magicien ?...

Le pli ironique de sa bouche, cachée par la courte barbe sarrasine, la fascinait. Par instants un sourire mettait un éclair dans cette face ténébreuse. Sa voix difficile et lente causait à Angélique un malaise proche de la peur. Lorsqu'il s'adressait à elle un frisson lui parcourait l'échine. Elle se sentait absolument hébétée. Elle ne réagit que lorsque les deux petites esclaves qui l'aidaient à revêtir ses atours s'empêtrèrent dans les rubans, les crochets et les plastrons de la robe européenne. Agacée de leur maladresse elle fixa d'un geste vif les épingles et noua les lacets. Ses gestes n'échappèrent pas au Rescator. Il eut à nouveau un rire étouffé qui le fit tousser.

– Qui dira la force et le pouvoir des gestes maintes fois accomplis, dit-il quand il eut repris haleine. Même un pied dans la tombe vous n'accepteriez pas d'être fagotée, n'est-ce pas ? Ah ! ces Françaises ! Maintenant voyons les parures.

Il s'était penché sur un coffret que lui présentait un page, en avait retiré un superbe collier de trois rangs de lapis-lazuli.

Il le mit lui-même à son cou. Lorsqu'il souleva ses cheveux pour joindre l'agrafe, elle sentit que ses doigts s'attardaient sur la marque qu'avaient laissée en travers de son dos les griffes de l'horrible chat. Mais le nouveau propriétaire d'Angélique ne dit mot. Il l'aida à fixer ses boucles d'oreilles.

Derrière la haie des janissaires qui montaient la garde le brouhaha ne faisait que croître. Les musiciens venaient d'arriver ainsi que les danseuses. Et de nouveaux plateaux supportant des piles de fruits et de confiseries apparaissaient.

– Êtes-vous gourmande ? demanda le Rescator. Avez-vous envie de klabou, ce dessert aux noix ?... Connaissez-vous le nougat persan ?

Et, devant son silence :

– Je sais ce dont vous avez envie... Pour l'instant, les sucreries et tous les plaisirs de ce monde ne vous tentent guère. Vous avez seulement très envie de pleurer.

Les lèvres d'Angélique tremblèrent et sa gorge se noua.

– Non, fit-il, pas ici. Quand vous serez chez moi vous pourrez pleurer tant qu'il vous plaira, mais pas ici, pas devant ces Infidèles. Vous n'êtes pas une esclave. Vous êtes petite-fille de Croisé, que diable ! Regardez-moi.

Deux prunelles de feu prenaient possession de son regard, l'obligeaient à redresser la tête.

– Voilà qui est mieux. Regardez-vous dans le miroir... Vous êtes reine ce soir... La reine de la Méditerranée. Donnez-moi votre main.

Ce fut ainsi, en robe princière, la main dans celle du Rescator, qu'Angélique descendit les degrés de l'estrade infamante. Les échines se courbèrent sur son passage. Le Rescator prit place au côté du Pacha représentant le pouvoir du Grand Sultan et fit asseoir Angélique à sa droite. Dans les nuages qui s'échappaient des cassolettes les danseuses étiraient leurs longs voiles vaporeux, aux sons des tambourins et des « nân », petites guitares à trois cordes aux sons clairs et bondissants.

– Buvons du bon café de Candie, proposa le Rescator en lui tendant une des minuscules tasses de porcelaine qui garnissaient le plateau posé devant eux sur une table basse, rien n'est meilleur pour dissiper les humeurs chagrines et fortifier les cœurs dolents. Humez cet arôme délicat, madame.

Elle prit la tasse qu'il lui tendait et but à petits coups. Elle avait appris à aimer le café à bord de L'Hermès et retrouva avec plaisir sa saveur brûlante.

Les yeux du redoutable pirate la guettaient à travers les fentes de son masque. Ce n'était pas un masque ordinaire, de ceux qui se posent sur l'arête du nez et soulignent à peine les pommettes. Il descendait très bas, comme un heaume, jusqu'aux lèvres. La forme du nez était entièrement modelée avec deux trous à la place des narines. Angélique ne put s'empêcher de songer à la face hideuse que ce masque dissimulait. Comment une femme pouvait-elle accepter de voir se pencher sur elle ce visage de cuir sachant qu'il cachait d'horribles mutilations... Un tremblement la secoua.