– Oui ?... fit le pirate, comme s'il avait perçu en lui-même ce frisson. Dites-moi donc un peu le sentiment que je vous inspire...
– Je croyais que vous aviez aussi la langue tranchée ?
Le Rescator se renversa en arrière pour rire à son aise.
– Enfin, dit-il, j'entends le son de votre voix. Et c'est pour apprendre quoi ? Que vous ne me trouvez pas suffisamment chargé de disgrâces. Ah ! mes ennemis ne se lasseront jamais d'ajouter au noir tableau. Que je sois manchot, cul-de-jatte par-dessus le marché, les comblerait d'aise. Et mort, si possible ! Pour ma part, il me suffit d'être couvert de cicatrices comme un vieux chêne qui aurait affronté cent ans la foudre et l'alcyon. Mais Dieu merci, il me reste encore assez de langue pour parler aux dames. J'avoue que ce serait pour moi un pénible sacrifice que de ne pouvoir employer au moins les ressources du langage afin de séduire ces délicieuses créatures, parures de la Création.
Penché vers elle il l'entretenait comme s'ils eussent été seuls et elle sentait sur elle la lueur attentive de ses yeux de feu.
– Parlez encore, madame. Vous avez une voix ravissante... Je reconnais que ce n'est pas mon cas. Ma voix s'est rompue certain jour que je lançai un appel à quelqu'un de très loin. J'appelai et ma voix s'est brisée...
– Qui appeliez-vous ? demanda-t-elle, ahurie.
Il pointa un doigt vers le plafond embrumé d'encens.
– Allah !... Allah dans son paradis... C'est loin. Ma voix s'est rompue. Mais elle avait porté... Allah m'a entendu et m'a accordé ce que je lui demandais : la vie.
Elle pensa qu'il se moquait d'elle et en éprouva une légère mortification. Le café la ranimait. Du bout des dents elle consentit à grignoter une galette.
– Chez moi, fit-il remarquer, je vous offrirai les mets du monde entier. De tous les pays où je suis passé, j'ai ramené un homme spécialisé dans l'art de son pays. Je peux ainsi répondre à tous les désirs de mes hôtes.
– Chez vous... y a-t-il des chats ?
Malgré ses efforts sa voix chevrota sur ces derniers mots. Le pirate parut étonné, puis il comprit et jeta un regard meurtrier au marquis d'Escrainville.
– Non, chez moi il n'y a pas de chats. Il n'y a rien qui puisse vous effrayer ou vous déplaire. Il y a des rosés... des lampes... des fenêtres ouvertes sur le large. Allons, quittez cet air transi qui ne vous va pas du tout. Faut-il que mon bon ami d'Escrainville ait eu la poigne dure pour faire de vous une femme aux yeux battus prête à lécher les bottes de son maître !
Angélique sursauta, cinglée, se redressa et lui lança un regard fulgurant. Il rit à nouveau, toussa encore et put enfin parler :
– Voilà ! Exactement ce que j'attendais. Vous redevenez la superbe marquise, grande dame de France, arrogante, fascinante.
– Pourrais-je jamais le redevenir ? murmura-t-elle. Je ne crois pas que la Méditerranée rende facilement ses proies.
– Il est vrai que la Méditerranée dépouille les êtres de leurs faux déguisements. Elle brise les fantoches, mais rend d'or pur aux rivages ceux qui ont eu la force de l'affronter et de regarder en face ses mirages.
Comment avait-il compris qu'elle songeait moins à un retour en France, qu'à l'impossibilité morale de se retrouver, sous les lambris de Versailles, cette femme triomphante qui s'imposait à tous quelques mois auparavant ?... Cela lui semblait si loin, si irréel et comme fané auprès de la magie orientale.
Et ce fut elle qui chercha tout à coup les yeux énigmatiques du pirate pour y trouver une réponse. Et elle s'interrogeait sur le pouvoir de cet homme qui en quelques mots semblait s'être emparé de son âme. Depuis des jours elle vivait brisée, traquée, humiliée. Le Rescator l'avait soudain relevée et tirée du fond du gouffre. Il l'avait secouée, fouaillée, charmée, et comme une plante qui retrouve la fraîcheur, elle avait quitté son attitude humiliée. Elle se tenait droite. Ses yeux retrouvaient leur étincelle de vie pensive et sereine.
– Fière créature, fit-il avec douceur, c'est ainsi que je vous aime.
Elle le fixait comme on prie, comme on regarde un dieu pour lui demander la vie. Et elle ne savait même pas qu'il y avait dans ces yeux cette expression affamée que l'on adresse à ceux de qui l'on attend tout.
Et à mesure que le regard du Rescator versait en elle sa force, son cœur affolé se calmait. Le décor des têtes enturbannées, des visages boucanés des flibustiers sous leurs foulards de soie, s'effaçait ainsi que s'effaçait le brouhaha des voix et de la musique.
Elle était seule, dans un cercle enchanté, aux côtés de cet homme qui lui prêtait toute son attention. Elle percevait les effluves du parfum d'Orient dont les vêtements du pirate étaient imprégnés, une senteur balsamique qui lui rappelait l'odeur des îles et qui se mêlait à celle du cuir précieux de son masque, à celle du tabac de sa longue pipe, à celle du café brûlant sans cesse versé dans les tasses.
Une langueur subite, une immense fatigue s'appesantirent sur elle. Elle eut un grand soupir et ferma les yeux.
– Vous êtes lasse, fit-il. Chez moi dans mon palais, hors de la ville, vous dormirez. Il y a très longtemps que vous n'avez pas dormi. Vous vous étendrez sur la terrasse, face aux étoiles... Mon médecin arabe vous fera boire quelque tisane aux herbes calmantes et vous dormirez... aussi longtemps que vous voudrez. En écoutant le souffle de la mer... et les chants de la harpe de mon page musicien. Ces projets vous agréent-ils ? Qu'en pensez-vous ?
– Je pense, murmura-t-elle, que vous n'êtes pas un maître exigeant.
Un éclair de gaieté passa dans les yeux du corsaire.
– Peut-être le deviendrai-je un jour ? Votre beauté n'est pas de celles qu'on puisse longtemps dédaigner... Mais ce ne sera pas sans votre consentement, j'en fais promesse... Ce soir, je ne vous demanderai qu'une chose, pour moi sans prix... un sourire de vos lèvres... Je veux être certain que vous n'êtes plus triste ni terrifiée... Souriez-moi.
Les lèvres d'Angélique s'entrouvrirent. Ses yeux s'emplissaient de lumière... Il y eut soudain un rugissement inhumain qui domina les bruits et le marquis d'Escrainville, tel un fantôme rouge parmi les vapeurs de plus en plus denses, s'avança en titubant. Il gesticulait avec son sabre nu en main et personne n'osait l'approcher.
– C'est toi qui l'auras, râlait-il. C'est à toi qu'elle montrera son visage d'amante, maudit magicien de la Méditerranée... Pas à moi... Moi je suis seulement la Terreur... Vous entendez, vous autres, la Terreur... Pas le magicien !... Mais cela ne sera pas. Je te tuerai...
Il fonça le sabre en avant. D'un coup de pied le Rescator lui envoya dans les jambes le plateau et le samovar et tandis que l'énergumène trébuchait il bondit, tirant son sabre à son tour. Les deux armes se croisèrent. Escrainville se battait avec la fureur de la démence. Les deux pirates reculèrent parmi le désordre des coussins et des plats jusqu'à l'estrade où le marquis, acculé, dut monter, tandis que les danseuses s'enfuyaient avec des cris aigus.. Le combat était meurtrier. Silhouette rouge contre silhouette noire, les deux duellistes avaient chacun une profonde connaissance de leur arme : le sabre d'abordage. Les valets maltais n'osaient intervenir pour ramener l'ordre au sein du batistan, dont ils assuraient la police. Le Rescator leur avait fait distribuer à chacun vingt sequins d'argent pur et une boule de tabac d'Amérique... Aussi ce fut dans un silence religieux que toute l'assistance attendit l'issue du combat.