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Enfin le sabre du Rescator entama le poignet du forcené qui lâcha son arme. Escrainville hoquetait, une mousse blanche au coin des lèvres. Erivan, fort courageusement, se précipita pour le ceinturer et l'entraîner afin de le remettre à Coriano.

– Dommage ! fit simplement le Rescator en rengainant son arme. Sans l'intervention du petit Arménien, le cadavre du marquis d'Escrainville aurait certainement été offert, à cette place même, en holocauste pour toutes les victimes qu'il y avait vendues.

Le Rescator leva les deux mains.

– La fête est finie ! cria-t-il.

Il s'inclinait à droite et à gauche, saluant en turc, en italien, en espagnol. Dans un brouhaha de réunion mondaine, les assistants s'écoulèrent hors de la salle. Le Rescator revint vers Angélique. Derechef, il s'inclina très bas, balayant le sol de la plume noire de son chapeau.

– Me suivrez-vous, madame ?

En cet instant, elle l'aurait suivi jusqu'au bout du monde. Elle ne reconnut pas le décor du jardin, traversé tout à l'heure dans l'angoisse. À nouveau le pirate lui jetait sur les épaules son riche manteau.

– La nuit est fraîche... mais combien parfumée.

Devant le batistan, sur la place, un bœuf entier rôtissait sur un énorme brasier dont les lueurs illuminaient les faces satisfaites des hommes d'équipage et de la populace, conviée au festin. Des ruelles de Candie montaient les chants des flibustiers, faisant honneur au vin de Smyrne.

À la vue du Rescator, les vivats éclatèrent.

Une longue fusée bleue jaillit derrière un toit et retomba en parasol de lumière.

« Tiens, un feu d'artifice... »

*****

À quel instant les visages changèrent-ils d'expression ? L'horreur remplaça-t-elle la joie sur les faces hilares ?

Le Rescator fut le premier à flairer quelque chose d'insolite. Il s'écarta d'Angélique et courut vers les remparts qui dominaient la ville.

Au même moment, des déflagrations ébranlèrent la nuit et l'on entendit les glaces et les lustres voler en éclats à l'intérieur du batistan. Un halo rouge illumina le ciel. Une lueur mouvante, venue du bas de la ville, dansa sur les visages noirs et pétrifiés des janissaires et eux aussi coururent vers les remparts. Des cloches s'étaient mises à sonner. Un cri longuement répété, en toutes langues, dominait :

– L'incendie !...

Angélique fut subitement rejetée par la ruée de la foule qui voulait voir. Elle dut se traîner sur les pavés jusqu'au renfoncement d'une porte. Une main soudain crocha la sienne.

– Viens ! Viens !...

Elle vit la face malicieuse de Vassos Mikolès et elle se souvint des paroles de Savary :

« Quand vous sortirez du batistan, la fusée bleue donnera le signal... »

Elle lui avait demandé de l'arracher à son acheteur et de lui donner la liberté et il avait tenu sa promesse.

Et elle demeurait pétrifiée, glacée jusqu'au cœur, incapable de faire un mouvement, tandis que le petit Grec insistait avec angoisse :

– Viens ! Viens !

Enfin elle bougea et le suivit. Ils coururent à travers les ruelles, emportés par le courant irrésistible de la foule qui descendait vers le port.

Une agitation indescriptible régnait partout. On écrasait les enfants et jusqu'aux chats qui, hérissés, miaulant, bondissaient de corniches en balcons, comme des djinns griffus profilés en noir sur les lueurs du feu. Un autre cri sortait de toutes les bouches :

– Les navires !...

Quand Angélique, guidée par Vassos Mikolès, parvint au bord de la mer, près de la Tour des Croisés, elle comprit.

Dans le port, le brigantin du marquis d'Escrainville, L'Hermès, flambait comme un fagot. Déjà il ne montrait plus que le fantôme de sa carcasse embrasée. Activés par le vent, des brandons enflammés retombaient en pluie sur les navires à l'amarre. La galère du renégat danois était déjà la proie des flammes. D'autres incendies se déclaraient et, sur cette illumination dantesque, Angélique reconnut le chébec du Rescator. Le feu couvait à la proue, sur lequel s'acharnaient en vain les gardes restés à bord et qui commençaient à reculer, suffoqués par la chaleur environnante.

– Savary !

– Je vous attendais, dit Savary jubilant. Vous ne regardez pas du bon côté, madame, regardez là !

Dans l'ombre de la Porte des Croisés, que la sentinelle turque avait désertée pour courir au feu, il lui montra une barque qui achevait de préparer sa voile au départ. L'obscurité la dissimulait presque entièrement et seuls de subits reflets rouges de l'incendie révélaient des visages un peu hagards d'esclaves fugitifs qui s'y entassaient et de mariniers grecs qui procédaient à la manœuvre. C'était la barque de Vassos Mikolès et de ses oncles.

– Venez vite !

– Mais ce feu, Savary, ce feu, c'est...

– C'est le feu grégeois, explosa le vieux savant, en sautant sur place, dans sa jubilation. J'ai allumé le feu inextinguible. Ah ! Ah ! ils peuvent toujours essayer de l'éteindre. C'est le secret antique... Le secret de Byzance, et JE L'AI RETROUVÉ !...

Il dansait, comme un gnome surgi de l'enfer. Vassos Mikolès vint se saisir de son auguste père pour l'embarquer. Une femme sur le rivage s'approcha d'Angélique.

– C'est le papier qui était dans ta ceinture et qu'il t'avait pris. Adieu ma sœur, mon amie. Que les saints de l'Église te protègent !

– Ellis ! Tu ne viens pas ?

La jeune Grecque tourna son visage vers le port. Les mâts de L'Hermès, semblables à de translucides colonnes d'or, s'effondraient dans une gerbe d'étincelles. Le marquis d'Escrainville arrivait comme un fou. Il regardait le spectacle avec des yeux hallucinés.

– Non, je reste avec lui, cria Ellis.

Et elle se mit à courir vers la fournaise.

*****

Angélique monta dans la barque et celle-ci s'écarta silencieusement du bord. Les pêcheurs essayaient de se tenir dans la zone d'ombre du promontoire mais la lueur de l'incendie s'élargissait sans cesse et parfois les rejoignait. Dressé à la poupe, Savary se repaissait de la vue du port illuminé où la population s'agitait comme une fourmilière.

– J'ai bourré les deux navires d'étoupe en maints endroits, dans l'épaisseur de la coque, expliquait-il. Pendant tout le voyage des îles, chaque jour je suis descendu dans les cales et j'ai tout préparé. Puis, ce soir, j'ai arrosé de ma moumie transformée en essence, cette matière qui la rend mille fois plus brûlante, l'avant des deux navires, à l'intérieur et à l'extérieur. Les artificiers m'ayant requis pour les aider dans leur besogne, ce me fut un jeu d'expédier sur le tillac des deux navires, au bon endroit, des fusées de ma composition. Le feu a pris comme un ouragan...

Angélique, à ses côtés, se crispa subitement. Elle se redressa, incapable de prononcer un mot, les yeux dilatés. Savary se tut. Sa main chercha sa vieille lunette à sa ceinture et il la porta à ses yeux.

– Que fait-il ? Il est fou, cet homme !

Ils venaient de distinguer sur la dunette enfumée de L'Aigle des Mers, l'ombre du Rescator. Les mariniers maures avaient rompu les amarres et le chébec où s'étendait le feu dérivait sur les eaux du port s'éloignant du brasier mais lui-même déjà atteint. La flamme s'éleva plus forte et violente. Le mât de beaupré s'effondra. Puis il y eut une sourde explosion.

– La soute aux poudres, murmura Angélique.

– Non.

Savary lui écrasait les pieds de ses lourdes chaussures. Vassos Mikolès essayait en vain de convaincre son auguste père de se tenir tranquille.

– Ce nuage blanc à fleur d'eau, cria le savant, qu'est-ce que c'est ? QU'EST-CE QUE C'EST... ?

Une fumée jaune et lourde s'échappait du centre du chébec en feu et « coulait » jusqu'à la mer, puis en peu d'instants, elle recouvrit tout le navire, sauf le mât le plus haut. La lueur du feu s'étouffa et simultanément l'obscurité tomba sur le chébec enveloppé dans son cocon de vapeur.