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– C'est possible mais nous ne les faisons pas travailler pour nous, nous n'en faisons pas usage pour nos plaisirs personnels. Nous ne les utilisons que pour les échanges ou pour en tirer l'argent nécessaire à soutenir notre flotte. Ne savez-vous pas qu'en Méditerranée les esclaves représentent la seule bonne monnaie d'échange et de spéculation ? Pour obtenir la libération d'un Chrétien, il nous faut donner trois ou quatre Musulmans.

– Mais ces pauvres Grecs qui, eux, sont chrétiens schismatiques et recueillis naufragés de surcroît, pourquoi les ranger parmi les esclaves ?

– Qu'en pourrions-nous faire ? Nous les avons nourris, vêtus, hébergés. Faudrait-il de plus fréter une expédition pour les ramener gentiment un à un dans leurs îles grecques sous juridiction turque ?... Si nos galères devaient servir à rapatrier par charité tous les esclaves errants de la Méditerranée, notre flotte n'y suffirait pas. Et avec quoi pourrions-nous payer l'entretien de nos vaisseaux et de nos équipages ?

Angélique dut reconnaître le bien-fondé de ces raisonnements. Elle demanda que Savary, son médecin, fût logé décemment à l'Auberge de France et proposa pour les autres de payer leur rachat et leur traversée, lorsqu'un vaisseau de Malte irait patrouiller dans le MoyenOrient.

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Maintenant elle attendait. Il fallait laisser le temps d'aboutir à ces tractations financières. Elle n'était pas sans secrètes inquiétudes. Sa lettre ne risquerait-elle pas d'être interceptée au passage ? Et si le Roi, dans sa colère, avait mis ses biens sous séquestre ? De toute façon, elle ne se sentait pas impatiente de quitter Malte. Elle était à l'abri au sein de ce dernier bastion des Croisés. Au-dessous d'elle, autour d'elle, la Cité Valette, au marbre patiné par la morsure saline des embruns, se dressait comme une châsse d'or, sur l'horizon pourpre du ciel et de la mer. C'était un prodigieux amoncellement de clochers, de dômes, de palais encastrés dans le rocher et d'ouvrages de défense bardés de canons, qui descendait jusqu'au magnifique port de défense naturel dont les bassins se ramifiaient d'îles en îles hérissées de fortins ainsi que les multiples tentacules d'une pieuvre géante.

« Une ville bâtie par des gentilshommes, pour des gentilshommes » selon le mot du seigneur de La Valette, l'un des grands maîtres de l'Ordre, qui en avait entrepris la construction lorsque, au XVIe siècle, les derniers chevaliers de Rhodes chassés par les Turcs, s'étaient réfugiés avec reliques et galères, sur ce rocher perdu entre la Sicile et Tunis. Avec l'aide des Maltais, population frondeuse et d'âpre caractère, ils avaient fait de cette petite île une forteresse imprenable.

C'est en vain que cinq années plus tôt, le sultan de Constantinople était venu l'investir. Il avait dû battre en retraite, avec sa flotte décimée non seulement par les boulets et l'assaut des galères de la Religion, mais aussi par la ruse des plongeurs d'élite, qui formaient à Malte une curieuse phalange d'hommes-poissons, aux poumons exercés à tenir longtemps sous l'eau et qui de nuit nageaient jusqu'au sein de la flotte ottomane pour faire sauter les navires et allumer les incendies.

Oui, Angélique pouvait se sentir en sûreté. Le comte de Rochebrune lui avait appris que les effectifs de défense de Malte comprenaient deux régiments de 700 hommes, mercenaires ou Maltais, 400 vaisseaux de bataille, 300 galères, 1 200 chasseurs d'élite, 100 canonniers, 1 200 matelots servant les canonniers, autant de chasseurs de la milice, et quelque 300 hommes qui composaient les nouvelles milices.

Pour l'Ordre de Malte, la guerre était un état permanent depuis les temps lointains où les Hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem avaient commencé à patrouiller sur les routes de Palestine au secours des Chrétiens en détresse. Ordre d'infirmiers, fondé pour accueillir les pèlerins de la Terre Sainte, ils n'avaient pas tardé à troquer la bassine d'eau chaude qui leur servait à laver les pieds des voyageurs contre la cotte de mailles et la lourde épée. Un quatrième vœu était venu s'ajouter à leurs engagements : celui de défendre le Saint-Sépulcre et le signe de la Croix jusqu'à la dernière goutte de leur sang et de combattre l'Infidèle partout où ils le rencontreraient.

Aujourd'hui, la confrérie des moines guerriers, chassée de Jérusalem à la forteresse de Margat, de l'île de Chypre à l'île de Rhodes, puis à Malte, était devenue par la force des circonstances cet État souverain et militaire poursuivant sans répit sa lutte contre les fils de Mahomet.

Les galères qui, ce soir, rentraient lentement au port, l'oriflamme rouge à croix blanche déployée avaient peut-être attaqué, quelques heures auparavant, un pirate barbaresque. Elle emmenait des prisonniers maures qui à leur tour viendraient ramer sur les galères chrétiennes, des Chrétiens libérés que l'Ordre de Malte acheminerait vers leurs familles, après avoir discuté du prix de leurs services.

C'était par une de ces galères de guerre qu'Angélique et ses compagnons naufragés avaient été recueillis. La petite barque démâtée ayant été aperçue, les malheureux Grecs avaient été hissés à bord, enveloppés de couvertures, restaurés, réchauffés d'un verre de vin d'Asti. Un peu plus tard, se sentant remise, Angélique s'était présentée au commandant, un chevalier allemand d'une cinquantaine d'années, le baron Wolf de Nesselhood, immense et blond Germain aux tempes blanches, ce qui seyait à son front hâlé que barraient trois rides pâles. Sa réputation de marin et d'homme de guerre était considérable. Les Barbaresques le redoutaient, le considéraient comme leur pire adversaire et l'on disait que Mezzo Morte, l'amiral d'Alger, avait juré, s'il le capturait, de le faire écarteler par quatre galères. Il avait pour second un Français d'une trentaine d'années, le chevalier de Roguier, garçon au franc visage, sur lequel Angélique avait paru faire une profonde impression. Ayant décliné ses titres et qualités, elle avait fait aux deux chevaliers le récit de ses tribulations.

Accueillie à La Valette en hôte de marque par le comte de Rochebrune, compatriote et ancien ami de Versailles, elle avait appris que le duc de Vivonne la cherchait. L'escadre française avait relâché deux semaines à La Valette, où chevaliers et gentilshommes français avaient pu épiloguer à leur aise sur les méfaits des pirates. L'annonce du naufrage de La Royale sur les côtes de Sardaigne avait plongé Vivonne dans un état épouvantable. En tant qu'amiral du roi il était profondément atteint. En tant qu'amoureux – car cette fois, il le craignait, il était amoureux d'Angélique – il ne se consolait pas de penser à la fin horrible de cette si jolie femme. Après le fils, la mère. Il s'accusait de leur avoir porté malchance, tous deux noyés, dans des conditions presque analogues, parlait de signes contraires inscrits dans le ciel, de destins maudits... On ne comprenait rien à son délire jusqu'au jour où un message du lieutenant de Millerand, prisonnier du baron Paolo de Visconti, leur était parvenu. Le lieutenant demandait qu'on envoyât rapidement en Corse la somme coquette de mille piastres réclamée par le brigand génois en échange de sa libération. Il confirmait la fin de La Royale, attirée sur les récifs par les naufrageurs, mais donnait des nouvelles de la marquise du Plessis, saine et sauve. Cependant l'intrépide voyageuse avait réussi à fausser compagnie à leur geôlier. Apparemment, elle devait voguer vers Candie, à bord d'un petit cotre provençal.