Выбрать главу

Tout heureux le duc de Vivonne avait oublié ses déboires. Une fois ses galères radoubées dans les bassins de La Valette, il avait appareillé à son tour pour Candie, rêvant de retrouver là-bas la belle marquise, laquelle mettait le pied quelques jours plus tard sur les quais de La Valette, serrant sur sa robe salie et brûlée d'eau de mer, le manteau noir du Rescator.

Étrange partie de cligne-musette ! Angélique eut un vague sourire désenchanté : Vivonne, les forçats, l'apparition fantomatique d'un Nicolas galérien, et sa mort, tout cela semblait loin déjà. L'avait-elle vécu ? La vie marchait vite. Des souvenirs plus terribles et plus proches marquaient encore sa chair. Une semaine après son arrivée à Malte, elle avait rencontré, au hasard d'une promenade, Don José de Almada récemment débarqué ainsi que son compère, le bailli de La Marche.

Angélique, deux fois naufragée, trois fois fugitive, n'en était plus à rougir devant un homme qui l'avait vue exposée, dans le plus simple appareil, aux enchères d'un batistan, et le blasé Commissaire des Esclaves avait depuis longtemps dépassé le stade des timidités mal placées. Ils s'abordèrent avec un égal plaisir de se revoir, en vieux amis qui ont mille choses à se demander et à se raconter.

L'austère Espagnol s'était un peu départi de sa raideur, dans la joie très sincère qu'il éprouvait à la retrouver, bien en vie et hors des mains des pirates.

– J'espère, madame, que vous ne nous en voulez pas trop d'avoir été obligés de vous abandonner devant les folles prétentions des enchérisseurs. Jamais, au grand jamais, une vente n'a atteint des chiffres pareils... Une folie. J'ai poussé aussi loin qu'il était possible.

Angélique dit qu'elle avait conscience des efforts qu'ils avaient faits pour la sauver et que, du moment qu'elle avait réussi à échapper à son triste sort, elle leur demeurerait toujours reconnaissante de leur intervention.

– Dieu vous garde de retomber entre les mains du Rescator ! soupira le bailli de La Marche ; il vous doit certainement la plus cuisante mésaventure de sa carrière : laisser s'enfuir la nuit même de la vente – incendie ou pas – une esclave que l'on a payée la somme insensée de 35 000 piastres... Joli tour que vous lui avez joué là, madame. Mais prenez garde !

Ils lui firent le récit de ce qui s'était passé ensuite à Candie, au cours de la nuit dantesque.

L'incendie s'était communiqué aux vieilles maisons de bois du quartier turc qui avait flambé comme des torches. Dans le port, beaucoup de navires avaient été consumés ou fortement endommagés. Le marquis d'Escrainville était tombé comme frappé du haut-mal, tandis que L'Hermès s'engloutissait parmi les sifflements et les jets de vapeur, sous ses yeux. Par contre le Rescator avait sauvé son chébec. Il avait réussi à maîtriser le feu à son bord grâce à un procédé mystérieux.

*****

Désormais le vieux Savary passa son temps à l'Auberge d'Auvergne ou à celle de Castille pour arracher aux Chevaliers les plus infimes détails sur l'affaire : comment, avec quoi, en combien de temps le Rescator avait-il réussi à maîtriser le feu ? Don José l'ignorait. Le Bailli avait entendu parler d'un liquide arabe qui, au contact du feu, se transformait en gaz. Nul n'ignore que les Arabes sont très versés dans une science appelée chimie. Après avoir sauvé son navire, le pirate de l'argent avait d'ailleurs aidé à l'extinction d'autres foyers. Les dégâts n'en étaient pas moins considérables, le feu s'étant déclaré avec une rapidité foudroyante.

– Hé ! Hé ! Je m'en doute, ricanait Savary, tandis qu'un éclair brillait derrière ses lunettes... le feu grégeois !...

Il finit par attirer les soupçons de ses interlocuteurs.

– Seriez-vous un des misérables, des esclaves sans doute, qui ont provoqué cette terrible catastrophe ? Nous y avons laissé une de nos galères. Savary se retira prudemment.

Il vint confier à Angélique ses perplexités. Vers quelle voie devait-il se diriger désormais ? Devait-il retourner à Paris pour y rédiger une thèse sur ses sensationnelles études et expériences de la moumie afin de la communiquer à l'Académie des Sciences ? Ou bien se lancer à la recherche du Rescator pour lui arracher son secret sur la mystérieuse substance ignifuge ? Ou encore reprendre le cours d'un voyage aussi aléatoire que dangereux pour aller recueillir de nouvelles provisions de moumie aux sources persanes ? À vrai dire, Savary était un peu comme une âme en peine depuis qu'il n'avait plus sa précieuse fiasque à transporter et préserver.

Et elle-même, Mme du Plessis-Bellière, quelle direction comptait-elle prendre ? Elle ne savait. Une voix lui murmurait : « Cela suffit. Rentre au bercail. Implore la clémence du Roi. Et puis... »

Elle butait sur cet avenir. Et malgré elle, son regard errant sur la mer cherchait une suprême espérance.

*****

Le soleil disparut à l'horizon. Les galères dessinées en sombre, sur une nappe d'or miroitante, ressemblaient à de grands oiseaux nocturnes avec les ailes baissées de leurs vingt-quatre rames. Les galériens maures ou turcs regagnaient les entrepôts où on les enchaînerait pour la nuit, tandis que les hommes-plongeurs, le corps frotté d'huile, descendaient sous l'eau vérifier les chaînes et les filets tendus qui fermaient l'entrée du port. Les cloches des multiples églises se mirent à sonner l'Angélus du soir. Il y avait plus de cent églises, de toutes dimensions et de tous genres, bâties comme œuvre pie, le dimanche, par les mains d'une population farouchement religieuse. Lorsque toutes les cloches s'ébranlaient, cela finissait par rouler comme un tonnerre grondant et trois fois par jour Malte se transformait en un monstre sonore, mugissant la gloire de la Vierge Marie, parmi les battements d'ailes des oiseaux de mer affolés.

Angélique ferma la fenêtre et se retira précipitamment. On n'aurait pas saisi un mot hurlé à deux pas. Elle s'assit au bord de son lit pour attendre la fin du vacarme. Le manteau du Rescator était là, posé en travers de la couverture de brocart. Elle n'avait pas gardé la robe aux broderies de nacre indienne que la tempête avait massacrée. Mais elle n'avait pas voulu se séparer du manteau de lourd velours qu'au soir de Candie le pirate avait jeté sur ses épaules. N'était-ce pas une sorte de trophée ? Soudain Angélique se laissa glisser, étendue sur son lit et cacha son visage dans les plis du vêtement. Même le vent de la mer et ses embruns furieux n'avaient réussi à en chasser le parfum pénétrant. Elle n'avait qu'à le respirer pour faire surgir en sa mémoire une silhouette impérieuse. Elle entendait sa voix rauque et basse et elle revivait cette heure étrange à Candie, parmi les jeux irréels des fumées d'encens et de tabac, les vapeurs odorantes du café brun et les grincements des petites harpes à trois cordes. Entre les fentes d'un masque de cuir deux yeux brûlants la guettaient...

Elle gémit, serrant contre elle l'étoffe froissée et roula sa tête de droite à gauche, hantée par un regret auquel elle ne voulait pas donner de nom. Les cloches s'apaisaient, leurs voix s'espaçaient. Un bourdon répondait encore au petit chant pressé d'un carillon.

À travers les dernières vagues sonores, Angélique perçut enfin les coups répétés que l'on frappait à sa porte et que le vacarme l'avait empêchée d'entendre.

– Entrez ! cria-t-elle en se redressant.

Un page, en chasuble noire, parut sur le seuil de la porte.

– Madame, pardonnez-moi d'interrompre votre repos, dit-il en élevant la voix pour couvrir les suprêmes tintements des cloches, mais il y a un Arabe en bas qui vous demande. Il dit qu'il se nomme Mohammed Raki et qu'il vient de la part de votre mari.

Chapitre 22

À partir de l'instant où ces surprenantes paroles furent prononcées, Angélique agit comme un automate. Sans un mot, elle se leva, traversa la pièce, glissa tel un fantôme le long de l'escalier de marbre, franchit le vestibule. Sous le péristyle à colonnades vénitiennes, un homme attendait.