Ses yeux brillèrent, caustiques.
– C'est bon, madame. J'admets qu'un être humain qui a gagné sa liberté, peut l'employer à se détruire si bon lui semble. La galère que commande le baron de Nesselhood doit prendre la mer dans une semaine pour une croisière au large de Barbarie. Je vous donne l'autorisation de monter à son bord.
Et comme le visage d'Angélique s'illuminait de joie, il refusa de s'attendrir. Fronçant ses blancs sourcils et pointant vers elle un doigt où brillait l'améthyste du prélat il lui cria :
– Souvenez-vous de ce dont je vous avertis. Les Barbaresques sont des fanatiques cruels, lubriques, intraitables. Les pachas turcs eux-mêmes les craignent car ces pirates vont jusqu'à leur reprocher leur tiédeur religieuse. Si votre mari s'est trouvé en bonne amitié avec eux c'est qu'il est devenu comme eux. Mieux vaudrait pour votre salut que vous demeuriez du côté de la Croix, madame.
Puis voyant qu'elle ne fléchissait pas, il ajouta d'une voix plus douce :
– Agenouillez-vous, mon enfant, et laissez-moi vous bénir.
Chapitre 24
La galère s'éloigna, laissant derrière elle Malte dans ses remparts couleur d'ambre. Le carillon des cloches s'estompa, remplacé par le halètement des flots et le choc sourd venant des bancs des rameurs.
Le chevalier-baron de Nesselhood martelait la passerelle de son pas assuré de général de mer.
Dans le poste au-dessous, deux marchands français, trafiquants de corail, s'entretenaient avec un solennel banquier hollandais et un jeune étudiant espagnol, allant retrouver son père officier de la garnison de Bône et qui avec Angélique et Savary représentaient les rares passagers civils de la galère. Naturellement, la conversation roulait sur les chances qu'ils avaient tous d'échapper ou non aux Barbaresques pendant ce court voyage que l'audace des pirates, chaque jour plus grande, rendait pourtant fort dangereux.
Les deux trafiquants de corail, vieux rouliers de l'Afrique, se plaisaient à se montrer pessimistes, afin d'émouvoir leurs compagnons recevant le baptême d'une traversée méditerranéenne.
– Autant dire que quand on prend la mer on a une chance sur deux de se retrouver à poil sur la place du grand marché d'Alger.
– À poil ? demanda le banquier hollandais dont le français manquait de nuances.
– Dans le costume d'Adam, monsieur. C'est ainsi qu'on nous vendra si nous nous faisons capturer. On vous regardera les dents, on vous tâtera les biceps, on vous fera courir un peu pour se rendre compte de ce que vous valez.
Le banquier ventripotent ne se voyait pas du tout dans ce rôle.
– Oh ! cela ne saurait arriver. Les chevaliers de Malte sont invincibles et l'on dit que celui qui nous mène, le baron de Nesselhood, un Germain, est un homme de guerre dont la seule réputation fait fuir les plus hardis corsaires.
– Hum ! Hum ! On ne sait jamais. C'est que les corsaires deviennent de plus en plus hardis. Pas plus tard que le mois dernier il paraît que deux galères algéroises se sont postées pas loin du château d'If devant Marseille et ont capturé une barque dans laquelle se trouvaient une cinquantaine d'habitants, dont plusieurs dames de haut rang, qui allaient en pèlerinage à la Sainte-Baume.
– On se doute du pèlerinage qu'elles vont faire chez les Barbaresques, dit son compère en jetant un coup d'œil égrillard dans la direction d'Angélique.
Maître Savary, d'habitude si prolixe, ne prenait pas part à la conversation. Il comptait ses os. Non pas les siens propres mais ceux qu'il tirait soigneusement d'un grand sac posé près de lui. Son embarquement avait encore donné lieu à un incident tragi-comique. La cloche du bord résonnait déjà à toute volée, annonçant le départ, lorsqu'il était apparu portant un énorme sac.
Le baron de Nesselhood s'avançait, sévère. Il ne fallait aucun excédent de poids sur la galère déjà encombrée.
– Excédent de poids ? Voyez, messire chevalier !
Maître Savary, tel un baladin, fit quelques tours en tenant son sac à bout de bras entre le pouce et l'index.
– Cela ne pèse pas plus de deux livres.
– Qu'avez-vous là-dedans ? s'étonna le baron.
– Un éléphant.
Après avoir joui de sa plaisanterie il confirma sa déclaration. Il s'agissait, dit-il, d'un « proboscidien fossile » ou éléphant nain, phénomène rarissime datant de la genèse du monde, dont l'existence semblait alors aussi problématique que celle de la licorne.
– C'est un ouvrage de Xénophon. Les Équivoques, qui fut le point de départ de ma théorie hardie. Je compris à sa lecture que si le « proboscidien » avait existé on le trouverait dans le sous-sol des Iles de Malte et de Gozo, jadis rattachées à l'Europe et à la Grèce. Cette découverte m'ouvrira à coup sûr l'entrée de l'Académie des Sciences si Dieu me prête vie !
La galère de la chrétienté était plus spacieuse que la galère royale française. Sous l'estrade du tabernacle, une cabine était aménagée où les passagers pouvaient se reposer sur des banquettes rustiques.
Angélique se sentait malade d'impatience et aussi, pourquoi ne pas se l'avouer, d'appréhension. Car rien ne ressemblait à son rêve. Si elle n'avait vu la topaze, elle eût douté même du messager qui la lui avait apportée. Elle lui trouvait le regard faux. C'est en vain qu'elle avait essayé d'obtenir de lui d'autres détails. L'Arabe ouvrait les mains avec un bizarre sourire étonné. « J'ai tout dit. »
Les prophéties violentes de Desgrez lui revenaient en mémoire. Quel serait l'accueil de Joffrey de Peyrac après tant d'années ? Des années qui avaient passé sur eux et les avaient marqués dans leur chair et dans leur cœur. Chacun avait connu d'autres luttes, d'autres recherches... d'autres amours... Difficile revoir !...
Elle avait une mèche de cheveux blancs parmi ses cheveux blonds. Mais elle était en pleine jeunesse, plus belle encore qu'au temps des épousailles, alors que ses traits n'avaient pas pris toute leur personnalité, que ses formes n'avaient pas atteint leur plein épanouissement et que sa démarche n'avait pas acquis cette allure de reine qui la rendait parfois intimidante. Cette transformation s'était accomplie loin du regard de Joffrey de Peyrac et de son influence. C'était la main du destin brutal qui l'avait modelée dans sa solitude. Et lui ? Chargé d'avanies et de malheurs innombrables, dépouillé de tout, arraché à son monde, à ses travaux, à ses racines, qu'avait-il pu préserver de son « moi » ancien, de celui qu'elle aimait ?
– J'ai peur !... murmura-t-elle.
Elle avait peur que l'instant merveilleux ne fût à jamais gâché, perdu, sordide. Desgrez l'en avait avertie. Mais la pensée de la déchéance d'un Joffrey de Peyrac ne l'avait jamais effleurée.
Le doute qui l'envahit la courba presque à genoux. Comme une enfant puérile, elle se répétait qu'elle voulait le revoir « lui », son amour, « son » amant du Palais du Gai Savoir, et non pas « l'autre », cet homme inconnu sur un sol inconnu. Elle voulait entendre sa voix merveilleuse. Mais Mohammed Raki n'avait pas parlé de cette voix célèbre. Peut-on chanter en Barbarie ? Sous le soleil cruel ? Parmi ces humains à peau sombre qui coupent des têtes comme on fauche une bottée d'herbes. Le seul chant qui puisse s'élever, c'est celui des muezzins au sommet des minarets. Toute autre expression de joie est sacrilège. Oh ! Qu'avait-il pu devenir ?...
Elle chercha désespérément à ressusciter dans son souvenir le passé, s'évertua à retrouver sous les arcades du Gai Savoir la présence du comte languedocien. Mais l'image la fuyait. Alors elle voulut dormir. Le sommeil dissiperait les voiles terrestres qui lui cachaient son amour. Elle se sentait lasse...