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« Je vais demander au baron de Nesselhood de lever la punition, c'en est trop ! » se dit Angélique, le cœur chaviré.

Soudain le champ de vision fut éclairé par une lueur fauve qui changea plusieurs fois de teinte, pour finir dans un éclaboussement multicolore.

– Une fusée !

Le jeune Maure l'avait aperçue aussi.

– Allah mobarech !15.

Un remue-ménage général secoua la torpeur du navire. Les frères servants d'armes et les mariniers allaient et venaient en s'interpellant. Quelques lanternes sourdes balancèrent leur œil rond.

Angélique réveilla Savary. Cette scène lui rappelait trop les prémices de celle qui avait précédé le combat avec le chébec du Rescator.

– Savary, croyez-vous que nous allons encore rencontrer ce pirate ?

– Madame, vous vous adressez à moi comme si j'étais stratège militaire ayant de plus le pouvoir magique de me trouver à la fois sur une galère de Malte et sur celle de son adversaire. Une fusée turque n'est pas l'indicatif du seul Rescator, votre propriétaire. Elle peut aussi bien signifier qu'un guet-apens algérien, tunisien ou marocain se prépare.

– On aurait dit qu'elle avait été lancée du navire lui-même.

– C'est donc qu'il y a un traître à bord.

Sans éveiller les autres passagers, ils remontèrent. La galère paraissait naviguer en zigzag, sans doute pour essayer de dérouter l'ennemi qui pouvait se cacher dans l'obscurité. Angélique entendit la voix du chevalier de Roguier qui revenait de la proue avec le chevalier allemand.

– Frère, le moment est-il venu de mettre nos cottes écarlates ?

– Pas encore, mon Frère.

– Avez-vous fait rechercher le traître qui a lancé la fusée de votre bord ? leur demanda-t-elle.

– Oui, mais sans résultat. De toute façon il faut remettre la justice à plus tard. Regardez donc là-bas !

Loin devant la proue on apercevait une ligne de lumières.

« Une côte ou une île », songea-t-elle.

Mais la côte paraissait vaciller et onduler. Les lumières étaient clignotantes et se rapprochaient en ligne, puis en demi-cercle.

– Flotte d'embuscade devant nous. Alerte ! cria d'une voix tonnante le chevalier de Nesselhood.

Chacun fut à son poste et l'on commença à dresser « l'arambade », palissade haute de six pieds, destinée à attaquer les navires plus élevés. Angélique avait compté une trentaine de lumières sur l'eau.

– Les Barbaresques ! fit-elle à mi-voix.

Le chevalier de Roguier qui passait l'entendit.

– Oui, mais rassurez-vous, ce n'est qu'une flottille de petites barques, qui n'oseront certainement pas nous attaquer si elles ne possèdent pas un renfort d'unités marines. Cependant il s'agit sans aucun doute d'un guet-apens. Était-il préparé à notre intention ? Le lancement de la fusée semblerait l'indiquer... De toute façon nous n'allons pas gaspiller nos munitions en escarmouches, alors qu'il est facile de leur échapper sans peine. Vous avez entendu que notre chef ne juge pas l'instant venu de revêtir notre livrée de combat : la cotte de mailles rouge des chevaliers de Malte. Nous ne devons l'enfiler qu'au moment du combat afin que nos hommes ne nous perdent pas de vue dans la bataille. Le baron de Nesselhood est un lion de la guerre mais il lui faut au moins trois galères devant lui pour qu'il estime le gibier assez important pour risquer ses hommes et son navire.

Malgré les assurances du jeune homme que ces barques musulmanes n'étaient pas de force contre eux, Angélique se rendait compte qu'elles gagnaient sur la lourde galère très chargée. Celle-ci appareilla toute sa voilure, fit manœuvrer les trois postes de chiourme, vira de bord, et fonça vers l'ouverture encore largement ouverte de l'encerclement ennemi. Bientôt les lumières de la flottille s'éloignèrent et disparurent. Peu après la masse sombre d'une île montagneuse assez proche se dessina vers l'avant. À la lueur d'une lanterne, les deux chevaliers consultèrent leur carte de bord.

– C'est l'île de Cam, dit le baron allemand. Le passage dans la crique est très étroit, mais nous le tenterons avec l'aide de Dieu. Cela nous permettra de faire notre ravitaillement d'eau douce en nous tenant à l'abri des galères de Bizerte ou de Tunis, qui ne vont pas tarder sans doute à rejoindre la flottille que nous avons rencontrée. Ce n'est pas la population de quelques pêcheurs misérables qui nous empêchera de nous installer : il n'y a ici aucun fort, ni même un seul fusil.

Apercevant Angélique immobile et silencieuse à quelques pas, le chevalier de Nesselhood ajouta d'un ton bourru :

– Ne croyez pas, madame, que les chevaliers de Malte ont ainsi coutume de fuir le combat. Mais j'ai à cœur de vous amener à Bône, puisque aussi bien notre Grand-Maître m'a prié de vous y conduire. Nous retrouverons nos adversaires au retour.

Elle le remercia, la gorge serrée.

La voile fut sacquée et le chevalier allemand s'installa à l'arrière pour prendre la barre du timonier et servir de pilote.

L'ombre, noir d'encre, des falaises surplombant la mer cacha la clarté diffuse de la nuit. Angélique se sentait oppressée et malgré la réussite de la fuite, puis la trouvaille du point d'eau presque miraculeusement situé sur leur route grâce à la science de navigation du moine-amiral, elle se sentait accablée de pressentiments. Elle savait bien qu'en Méditerranée on n'arrivait jamais droit au but, mais en l'occurrence le moindre retard lui infligeait une torture et il lui semblait que ses nerfs ne pourraient y résister. Préoccupée par les remarques de Savary, elle imaginait le pire. Ses yeux fouillaient les rochers noirs, s'attendant à voir jaillir une nouvelle fusée éclairante de la trahison. Mais rien de tel ne se passa : la clarté du ciel de nuit reparut et la galère se trouva en eau calme où se reflétaient les étoiles. Une petite plage se dessinait dans le fond de la crique avec quelques masures de torchis et une frise de palmiers et d'oliviers révélant la source.

Le ciel commença à blanchir. Angélique demeurait sur le pont. « Je n'aurai plus le courage de dormir avant d'être à Bône », se dit-elle.

Par excès de prudence, la galère demeurait à l'entrée du goulet, attendant le jour pour s'enfoncer plus avant. Le baron de Nesselhood inspectait les alentours et, à mesure que la brume matinale découvrait un autre coin de paysage, son œil bleu se fixait, fouillant les buissons, les falaises. Il avait l'air, avec son visage levé et circonspect, d'un massif chien de garde, soupçonneux jusqu'à la moelle et qui ne veut rien laisser au hasard. Son immobilité fascinait Angélique. Allait-il bouger enfin, parler, laisser tomber le mot rassurant de ses lèvres minces et serrées ? Ses narines bougeaient. Positivement, il flairait. Angélique resta persuadée par la suite qu'il avait reconnu l'odeur avant de voir. La bouche du chevalier s'avança en une moue tandis que ses yeux se rétrécissaient jusqu'à n'être plus qu'une fente aiguë. Il se tourna vers Henri de Roguier et tous deux rentrèrent brusquement à l'intérieur du tabernacle. Ils en ressortirent vêtus de leur cotte de mailles rouge.

– Que se passe-t-il ? cria Angélique.

Les yeux clairs du Germain étaient de l'acier en fusion. Il tira son épée, et le vieux cri séculaire de son Ordre lui jaillit des lèvres :

– Les Sarrasins ! Mes frères ! Aux armes !

Au même instant une pluie de mitraille tombant des hauteurs balaya la proue, fauchant l'éperon qui resta suspendu, à demi brisé.

Le jour était levé. Maintenant l'on distinguait entre les buissons l'étincellement de six batteries disposées en surplomb et toutes pointées vers les galères. Au milieu du fracas des coups de canon, le chevalier donna l'ordre de virer de bord et d'essayer de sortir du goulet pour trouver le grand large.