Au fond de cette crique, la galère était destinée à être transformée en charnier, en passoire et à couler sous le tir plongeant des batteries mauresques, sans qu'on pût seulement se défendre.
Tandis que la manœuvre s'effectuait péniblement les servants d'armes transportaient sur le pont des petites bombardes mobiles et les mettaient en place. Les autres militaires, armés de mousquets, ripostaient de leur mieux, mais rien ne pouvait les abriter et la mitraille les fauchait. Le tillac était déjà couvert de blessés et de morts. Des cris montaient de la chiourme, où un banc entier avait été décimé par deux volées de boulets.
Pourtant une bombarde maltaise pointa longuement l'une des batteries. Le coup partit. Un nègre bascula du haut de la falaise et tomba dans l'eau. Un canonnier des bombardes réussit à toucher à grenaille de plein fouet les deux servants d'une autre batterie située au fond de la crique.
– Plus que quatre ! hurla le chevalier de Roguier. Désarmons-les. Quand ils n'auront plus de quoi tirer nous reprendrons l'avantage.
Mais les crêtes environnantes se garnissaient d'une nuée de têtes sombres emmaillotées de turbans blancs ou coiffées de toques rouges. Les échos se renvoyaient leurs hurlements épouvantables.
– Brébré, mena perros16 !
Et l'entrée du goulet était obstruée par l'arrivée des barques, des petites felouques dont le barrage dans la nuit avait chassé la galère de Malte vers le guet-apens préparé.
*****
Dès les premiers coups de la canonnade Savary avait tiré Angélique à l'abri de la cabine, mais elle voulait demeurer près de la porte et suivait, hallucinée, ce combat désordonné et inégal. Les Musulmans étaient cinq ou six fois plus nombreux et la supériorité de l'artillerie de Malte, à part quelques coups heureux, ne servait pas car les 24 pièces d'artillerie scellées dans l'armature de la galère n'étaient faites que pour tirer de mer à niveau, et non en hauteur. La mousqueterie du bord réalisait en vain des prodiges de précision, décimant de préférence les reis ou chefs musulmans, reconnaissables à leurs casques pointus, et espérant ainsi désorganiser l'offensive. Les pirates se multipliaient et dans l'hystérie de la conquête se jetaient à l'eau, en masses noires, pour atteindre la galère à la nage sans attendre l'aide des pontons. Plusieurs barques étaient déjà parvenues à se glisser dans la baie et lâchaient aussi un essaim de nageurs transportant sur leurs turbans des torches de résine allumée.
Les tireurs d'élite de Malte les prirent sous leur feu et en firent un carnage ; les eaux devinrent rouges. Mais plus il en disparaissait, plus il en surgissait. Et bientôt, malgré mousquets et bombardes, les abords de la galère furent couverts par un fouillis de barques à flot ou renversées, mais desquelles inexorable la marée humaine montait, hurlante, brandissant torches, poignards, sabres et mousquets.
La galère de Malte ressemblait à une grande mouette blessée assaillie par une multitude de fourmis. Les Maures montaient à l'abordage en hurlant :
– Va Allah ! Allah !
– Vive la vraie Foi ! répondit le chevalier de Nesselhood en transperçant de son épée le premier Arabe à demi nu qui prit pied sur le pont.
Mais il en arrivait d'autres et toujours d'autres. Les deux chevaliers entourés de quelques frères servants se reculèrent, en ferraillant, jusqu'au pied du grand mât où pendait toujours comme une masse informe le jeune Maure supplicié. Le corps à corps était partout. Personne parmi les assaillants ne semblait même songer au pillage mais rien qu'à la rage d'égorger le plus possible de ceux qu'il trouvait en face de lui. Angélique, horrifiée, vit un des marchands de corail aux prises avec deux jeunes Maures. Entrelacés, ils ne cherchaient qu'à mordre et étrangler. On eût cru à une bataille de chiens enragés.
Seul le retranchement au pied du grand mât présentait un exemple d'ordre : les deux chevaliers se battaient comme des lions. Il y avait deux trouées devant eux, deux demi-lunes vides que bordait un rempart bigarré de cadavres amoncelés. Il fallait déblayer des corps pour les approcher et les plus hardis commençaient à reculer devant cette résistance acharnée lorsque le coup d'un franc-tireur, qui de la poupe avait pris le temps d'ajuster sa cible, atteignit le chevalier de Nesselhood qui s'effondra. Roguier eut un geste vers lui. Un coup de cimeterre lui trancha les doigts.
Le marchand de corail ayant échappé aux jeunes forcenés dévala l'échelle de la cabine, repoussa Angélique à l'intérieur, où se trouvait son compagnon ainsi que Savary, le banquier hollandais et le fils de l'officier espagnol.
– Cette fois c'est fini, dit-il, les Chevaliers sont tombés. Nous allons être capturés. C'est le moment de jeter nos papiers à la mer et de revêtir d'autres vêtements afin de tromper nos nouveaux maîtres sur notre position sociale. Vous surtout, le jeune, dit-il en s'adressant à l'Espagnol. Priez la Vierge qu'ils ne se doutent pas que vous êtes le fils d'un officier de la garnison de Bône, sinon ils vous garderont en otage et au premier Maure abattu sous les remparts espagnols ils enverront à votre père votre tête en cadeau et ce que je pense avec.
Cependant tous ces messieurs, sans se préoccuper de la présence d'une dame, retiraient hâtivement leurs effets, les roulaient en ballot avec leurs papiers et les expédiaient à la mer par le hublot, tout en revêtant d'informes guenilles tirées d'un coffre.
– Aucune robe de femme là-dedans, dit l'un des marchands, atterré. Madame, ces pillards vont voir tout de suite à vos atours que vous êtes de haut rang. Dieu sait la fortune qu'ils vont demander pour votre rançon !
– Moi je n'ai besoin de rien, dit Savary, qui attendait, très calme, avec son parapluie après avoir noué avec soin les cordons de son sac d'os paléonthologiques. « Ils » commencent toujours par vouloir me jeter à la mer tant la prise leur paraît misérable.
– Que dois-je faire de ma montre, de mon or et de mes écus ? demanda le banquier hollandais, très mal à l'aise dans ses haillons loqueteux destinés à tromper les ravisseurs sur sa valeur marchande.
– Faites comme nous. Avalez tout ce que vous pourrez, dit l'un des marchands.
Son compagnon déjà ingurgitait, non sans grimaces et hoquets, le contenu de sa bourse, pistole après pistole. Piqué d'émulation l'étudiant espagnol avala ses bagues. Le raisonnable banquier néerlandais contemplait cette épidémie de « chrysophagie » d'un air offusqué.
– Je préfère encore les jeter à la mer !
– Vous avez tort. Si vous les jetez à la mer vous ne les retrouverez jamais. Tandis que si vous les avalez vous pourrez les récupérer.
– Comment cela ?
L'apparition au sommet de l'échelle d'un énorme Noir, sa face de charbon animée de deux boules d'ivoire qui se mouvaient aussi hideusement que son cimeterre large et courbe, laissa en suspens la réponse. Le banquier fut pris l'or à la main, ce qui lui fit perdre aussitôt le bénéfice de son déguisement.
Chapitre 25
Un silence coupé seulement par les gémissements des blessés avait succédé aux clameurs.
Les passagers captifs furent poussés sur le tillac.
Par l'entrée du goulet, quatre galères très basses, bardées de canons, portant oriflammes vertes et pavillons rouges à tête blanche d'Alger, pénétraient dans la crique. À la poupe de la première galère, se tenait le reis bachi, chef de la petite flotte. Il portait le casque à longue pointe, semblable à celui des Sarrasins que combattirent les Croisés. Drapé dans une djellaba de fine laine blanche brodée, il monta à bord de la galère maltaise, escorté de ses officiers, le reis-el-assa son second, le khopa ou écrivain, le vaoh-todji, maître d'artillerie chargé de vérifier les avaries de la prise maltaise, et le reis-comptable chef des prises qui fit la grimace, car la belle galère lui parut trop endommagée par les fanatiques imbéciles de l'embuscade. Il fit des réflexions amères à ce sujet puis donna l'ordre de commencer méthodiquement le recensement des richesses capturées.