– Mon père dit que ta mère peut tout sur l'esprit du Roi, lui avait fait remarquer le jeune d'Aumale. Tu as de la chance ! Ta carrière est faite. Mais n'oublie pas les amis. J'ai toujours été obligeant pour toi, n'est-ce pas vrai ?
Florimond se rengorgeait, jouait les Éminence Grise. Il avait déjà promis la charge de grand amiral à Bernard de Châteauroux et celle de ministre de la Guerre à Philippe d'Aumale. Et voici que sa mère le retirait brusquement de la Maison de Monsieur, parlait de vendre sa charge de page et vivait elle-même en recluse à Paris, loin de Versailles.
– Avez-vous mécontenté le Roi ? Pourquoi ?
Angélique posa la main sur le front lisse du garçonnet, écartant les boucles noires en copeaux qui y retombaient sans cesse. Elle éprouvait la même émotion teintée de mélancolie qu'elle avait éprouvée le jour où Cantor avait demandé à partir pour la guerre, l'étonnement de s'apercevoir, comme toutes les mères, que ses enfants étaient devenus dés êtres pensants et qu'ils pensaient à leur façon.
Elle répondit doucement à la question de Florimond :
– Oui, j'ai mécontenté le Roi et il m'en veut.
Il fronça les sourcils, imitant les expressions désolées et soucieuses qu'il avait observées sur des visages de courtisans en disgrâce.
– Quelle catastrophe ! Qu'allons-nous devenir ? Je parie que c'est encore cette p... de Montespan qui a fait des siennes. La garce !
– Florimond, qu'est-ce que ce langage ?
Florimond haussa les épaules. Ce langage était celui des antichambres royales. Il parut brusquement se résigner, faisant face à la situation avec la philosophie de quelqu'un qui a vu déjà s'édifier et s'écrouler bien de fragiles châteaux de cartes.
– On dit que vous allez partir en voyage ?
– Qui dit cela ?
– On le dit.
– C'est ennuyeux. Je ne voudrais pas que mes projets soient connus.
– Je vous promets que je n'en parlerai à personne, mais je voudrais tout de même savoir ce que vous allez faire de moi, maintenant que tout est à l'envers. Est-ce que vous m'emmenez ?
Elle avait songé à l'emmener et y avait renoncé. L'aventure était pleine d'aléas. Elle ne savait même pas comment elle pourrait quitter Paris. Et à Marseille, quels renseignements obtiendrait-elle du père Antoine et vers quelle autre piste la mèneraient-ils ? Un enfant, même aussi déluré que Florimond, risquait de lui être une gêne.
– Mon garçon, vous allez être raisonnable. Ce que j'ai à vous proposer n'est pas très réjouissant. Mais étant donné que vous êtes ignorant comme un âne le moment est venu d'étudier sérieusement. Je vais vous confier à votre oncle le Jésuite, qui accepte de vous faire entrer dans un des collèges que la Compagnie a dans le Poitou. L'abbé de Lesdiguières vous y accompagnera et restera votre guide et votre soutien pendant mon absence.
Elle avait été trouver le père Raymond de Sancé et l'avait prié de s'occuper de Florimond, de le protéger à l'occasion.
Comme elle s'y attendait, Florimond fit la moue. Il resta longtemps songeur, les sourcils froncés. Angélique lui mit un bras autour des épaules pour l'aider à digérer cette pénible nouvelle. Elle s'apprêtait à lui vanter les joies de l'étude et de la camaraderie, lorsqu'il redressa la tête pour déclarer sèchement :
– Eh bien ! si c'est tout ce qui m'attend je vois bien que je n'ai plus qu'à aller rejoindre Cantor.
– Mon Dieu, Florimond, s'écria Angélique bouleversée, ne parle pas ainsi, je t'en prie. Tu n'as pas envie de mourir, voyons ?
– Oh ! non, dit l'enfant, très serein.
– Alors pourquoi dis-tu des choses si terribles : que tu veux aller rejoindre Cantor ?
– Parce que j'ai envie de le revoir. Je commence à m'ennuyer de lui et je préfère encore aller me promener sur la mer que d'entonner du latin chez les Jésuites.
– Mais... Cantor est MORT, Florimond.
Florimond secoua la tête avec assurance.
– Non, il est allé rejoindre mon père.
Angélique se sentit blêmir et crut qu'elle perdait l'esprit.
– Qu'est-ce que... Qu'est-ce que tu dis ?
Florimond la regarda bien en face.
– Oui ! mon père !... l'autre... Vous savez ?... Celui qu'on a voulu brûler en Place de Grève.
Angélique resta sans paroles. Elle ne leur avait jamais parlé de cela. Ils ne fréquentaient pas les enfants d'Hortense et celle-ci se serait fait couper la langue plutôt que d'évoquer l'horrible scandale. Elle avait veillé avec un soin jaloux à les préserver de toutes indiscrétions, se demandait avec anxiété ce qu'elle leur répondrait le jour où ils s'informeraient du nom et de la condition de leur vrai père. Mais ils ne lui avaient jamais posé aucune question, et elle s'avisait seulement aujourd'hui de ce que leur conduite avait d'insolite. Ils n'avaient pas posé de questions parce qu'ils savaient.
– Qui vous a parlé de cela ?
Avec une moue dubitative Florimond, voulant ménager ses effets, se tourna vers le feu et prit les pincettes de cuivre pour remuer les bûches écroulées. Qu'elle était naïve, cette mère ! Et adorable ! Pendant des années, Florimond l'avait trouvée bien sévère. Il avait peur d'elle et Cantor pleurait parce qu'elle disparaissait toujours au moment où l'on espérait enfin qu'elle allait se mettre à rire avec eux. Mais depuis quelque temps, il découvrait ses fragilités. Il l'avait vue trembler le jour où Duchesne avait essayé de le tuer. Il avait perçu l'angoisse qu'elle dissimulait derrière son sourire et parce qu'il avait souffert des propos venimeux qu'on échangeait parfois sur le compte de la « future favorite » il avait senti naître en lui un sentiment nouveau qui le mûrissait : Un jour il serait grand et il la protégerait. Florimond eut brusquement un geste charmant. Il leva vers elle ses deux mains tendues et son sourire lumineux.
– Ma mère !... murmura-t-il.
Elle serra sur son cœur la tête bouclée. Il n'y avait pas de plus beau garçon sur la terre et de plus charmant. Toute la séduction native du comte de Peyrac était déjà en lui.
– Sais-tu que tu ressembles beaucoup à ton père ?
– Oui, je sais. Le vieux Pascalou me l'avait déjà dit.
– Le vieux Pascalou ? Ah ! c'est ainsi que vous avez appris ?...
– Oui et non, dit Florimond, très important. Le vieux Pascalou était notre ami. Il jouait du fifre et d'un petit tambourin à grelots et nous racontait des histoires ; il disait toujours que je ressemblais au gentilhomme maudit qui avait construit l'hôtel du Beautreillis. Il l'avait connu enfant et il disait que je lui ressemblais exactement sauf que sa joue à lui avait été coupée par un sabre. Alors nous lui demandions de raconter cette vie merveilleuse. C'était un homme qui savait tout, même fabriquer de l'or avec de la poussière. Il chantait d'une telle façon que ceux qui l'écoutaient ne pouvaient plus bouger de leur place. Il a battu tous ses ennemis en duel. À la fin, de méchants jaloux ont réussi à l'emprisonner et on l'a brûlé en Place de Grève. Mais Pascalou disait qu'il était tellement fort qu'il avait réussi à leur échapper car lui, Pascalou, l'avait vu quand il était revenu ici dans son hôtel, alors que tout le monde le croyait brûlé. Et Pascalou disait qu'il mourrait heureux à la pensée que ce grand homme qui avait été son maître était encore vivant.
– Et cela est vrai, mon chéri. Il est vivant, bien vivant.
– Mais nous ne savions pas encore, pendant longtemps que cet homme était notre père. Nous demandions son nom à Pascalou. Il ne voulait pas le dire. À la fin il nous l'a dit en grand secret : le comte de Peyrac. Je me souviens, nous étions à l'office, seuls avec lui, ce jour-là. Et il a fallu que Barbe passât par là. Elle a entendu ce que nous disions et elle est devenue blanche, rouge, verte et elle a dit à Pascalou qu'il ne devait jamais parler de ces choses épouvantables. Voulait-il que la malédiction du père retombât sur ses malheureux enfants, que leur mère avait déjà eu bien du mal à arracher à leur triste sort... Elle en disait, elle en disait et nous n'y comprenions rien et le vieux Pascalou non plus. À la fin, il a fait « Voulez-vous dire, bonne femme, que ces deux enfants sont ses fils ? » Barbe est restée la bouche ouverte comme un poisson. Puis elle a bafouillé, bafouillé. C'était drôle !... Mais elle était bien sotte de s'imaginer qu'elle en serait quitte ainsi. Nous n'avons plus cessé de l'interroger : « Oui était notre père, Barbe ? Était-ce lui, le comte de Peyrac ? » Un jour nous avons eu une idée, Cantor et moi. Nous l'avons attachée sur sa chaise devant le feu et nous lui avons signifié que si elle ne nous disait pas la vérité et ce qu'elle savait sur notre vrai père nous lui brûlerions la plante des pieds, comme font les bandits de grands chemins...