Выбрать главу

– Monsieur, fit-elle haletante, vous êtes français ? Monsieur, pour l'amour du ciel, sauvez-moi !

La clameur se rapprochait. D'un geste presque instinctif, l'esclave la poussa dans l'entrebâillement de la porte, qu'il referma. Une galopade de pieds nus et de babouches passa dans un tourbillon de hurlements. Angélique étreignait les épaules de l'esclave. Son front s'appesantit contre une large poitrine vêtue d'une infâme souquenille. Elle eut une courte défaillance. La rumeur des démons lancés à sa poursuite dans les rues d'Alger décrut. Elle respira un peu.

– C'est fini, murmura-t-elle, ils sont passés.

– Hélas, ma pauvre petite, qu'avez-vous fait ! Vous avez essayé de vous enfuir ?

– Oui.

– Malheureuse ! Vous allez être fouettée jusqu'au sang et estropiée peut-être pour la vie...

– Mais ils ne pourront pas me reprendre. Vous allez me cacher. Vous allez me sauver !

Elle parlait, cramponnée dans une obscurité totale à un inconnu dont elle ignorait tout mais qui était de sa race et qu'elle devinait jeune et sympathique, comme lui-même pouvait pressentir, aux formes du corps qui se serrait étroitement contre lui, que cette femme était jeune et belle.

– Vous n'allez pas m'abandonner ?

Le jeune homme poussa un profond soupir.

– C'est une situation affreuse ! Vous êtes ici chez mon patron, Mohammed Celibi Oigat, un marchand d'Alger. Nous sommes entourés de Musulmans. Pourquoi vous êtes-vous enfuie ?

– Pourquoi ?... Mais je ne veux pas être enfermée dans un harem.

– Hélas ! C'est le sort de toutes les captives.

– Il vous semble donc si léger que je doive m'y résigner ?

– Celui des hommes n'est pas meilleur. Croyez-vous que je m'amuse depuis cinq années que, moi, comte de Loménie, je transporte des gargoulettes d'eau et des fagots d'épines pour la cuisine de ma patronne ? J'ai les mains dans un état ! Que dirait ma délicate maîtresse parisienne, la belle Suzanne de Raigneau, qui doit m'avoir, hélas, remplacé depuis longtemps !

– Le comte de Loménie ? Je connais l'un de vos parents, M. de Brienne.

– Oh ! Quel heureux hasard ! Où l'avez-vous rencontré ?

– À la Cour.

– Vraiment ? Puis-je savoir votre nom, madame ?

– Je suis la marquise du Plessis-Bellière, dit Angélique après une hésitation (elle se souvenait que d'avoir revendiqué son titre de comtesse de Peyrac ne lui avait pas porté chance).

Loménie rappela ses souvenirs.

– Je n'ai pas eu le plaisir de vous rencontrer à Versailles, mais voici cinq années que je subis mon dur esclavage et les choses ont dû bien changer. N'empêche ! Vous connaissez mon parent et peut-être pourrez-vous me donner quelque raison pour expliquer le silence de ma famille. C'est en vain que j'ai envoyé ma demande de rançon. J'ai confié ma dernière lettre aux Pères Rédemptoristes qui sont venus en Alger le mois dernier. Espérons qu'enfin elle atteindra son but. Mais que vais-je faire pour vous ? Ah ! je crois avoir une idée... Attention, on vient.

Le halo d'une veilleuse s'avançait du fond de la cour profonde où traînaient des relents de graisse de mouton et de semoule tiède.

Le comte de Loménie fit passer Angélique derrière lui et la dissimula en attendant de reconnaître qui s'avançait.

– C'est ma patronne, murmura-t-il avec soulagement. Une brave et honnête femme. Je crois que nous allons pouvoir lui demander son aide. Elle a pour moi quelque faiblesse...

La Musulmane levait haut sa lampe à huile afin de distinguer les silhouettes qui murmuraient sous le porche. Se trouvant en sa propre demeure elle était dévoilée et montrait un visage de femme mûre et grasse aux vastes prunelles ornées de kohl. On comprenait sans peine le rôle que jouait près d'elle l'esclave chrétien, beau garçon, aimable et vigoureux, sur lequel elle avait jeté son dévolu en allant le choisir au batistan. Le petit marchand Mohammed Celibi Oigat n'avait pas les moyens de se payer un eunuque pour garder ses trois ou quatre femmes. Il laissait à sa première épouse le soin de gouverner sa maison et comprenait la nécessité d'un esclave chrétien pour les basses besognes, sans aller chercher plus loin.

La femme avait aperçu Angélique. Le comte de Loménie, à voix basse, commença à lui parler en arabe. La femme hochait la tête, faisait la moue, haussait les épaules. Toute sa mimique exprimait qu'à son avis le cas d'Angélique était désespéré et qu'il eût mieux valu la rejeter aussitôt dans les ténèbres extérieures. Enfin, elle se laissa prendre aux arguments de son favori et s'éloigna, pour revenir un instant plus tard avec un voile dont elle fit signe à Angélique de se draper. Elle accrocha elle-même le haïk, qui est le tchabek des mauresques puis ouvrit la porte, guetta la ruelle, fit signe à l'esclave et à la captive évadée de sortir. Au moment où ils franchissaient le seuil elle se mit soudain à glapir un flot d'injures.

– Que se passe-t-il ? chuchota Angélique. Va-t-elle se raviser et nous perdre ?

– Non, mais elle a aperçu les morceaux de la gargoulette et ne me mâche pas ce qu'elle en pense. Il faut d'ailleurs avouer que je n'ai jamais été très adroit et que je lui consomme pas mal de sa vaisselle plate. Baste ! Je sais le moyen de l'amadouer et m'en chargerai tout à l'heure. Nous n'allons pas loin.

En quelques enjambées, ils atteignaient une autre petite porte de fer et le jeune homme frappait deux ou trois coups de reconnaissance. Une lueur filtra, une voix chuchota :

– C'est vous, monsieur le comte ?

– C'est moi, Lucas.

La porte s'ouvrit et la main d'Angélique se crispa sur celle de son compagnon en apercevant un Arabe drapé dans sa djellaba et coiffé d'un turban. Il tenait haut une chandelle.

– N'ayez pas peur, dit le comte en poussant la jeune femme à l'intérieur, c'est Lucas, mon ancien valet de chambre. Il a été capturé en même temps que moi sur le vaisseau de guerre qui m'emmenait à mon nouveau poste militaire de Gênes. Mais comme à mon service il avait déjà fait ses armes de fin larron, les courtiers d'Alger ont apprécié ses qualités et son maître l'a pressé de se faire musulman, afin de pouvoir lui confier ses affaires ; le voici devenu un gros bonnet de la spéculation.

L'ancien valet, sous son turban pas très bien drapé, ouvrait des yeux méfiants. Il avait un nez en pied de marmite et des taches de rousseur.

– Que m'amenez-vous là, monsieur le comte ?

– Une compatriote, Lucas. Une captive française qui vient de fausser compagnie à son acheteur.

Lucas eut la même réaction que son ex-maître.

– Seigneur ! Pourquoi a-t-elle fait cela ?

Le comte de Loménie fit claquer ses doigts, désinvolte.

– Caprice de femme, Lucas. Maintenant le fait est là. Tu vas la cacher.