Maintenant Angélique se rappelait qui lui avait parlé d'Osman Ferradji. C'était le marquis d'Escrainville. Il avait dit « Un grand bonhomme sous tous les rapports : génial, félin, féroce. C'est lui qui a aidé Moulay Ismaël à conquérir son royaume... »
– Que ferait-il s'il me reprenait ?
– Ma pauvre dame, il vaudrait mieux pour vous que vous avaliez tout de suite une boulette de poison. À côté de ces Marocains, les Algérois sont des agneaux. Mais ne vous faites pas trop de bile. On va tâcher de vous tirer de là. Je ne sais pas trop comment, par exemple !
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Le comte de Loménie revint le lendemain, laissant dans un coin de la cour de son ancien valet sa charge de fagots. Il n'avait pu trouver trace de Savary. Les marchands de corail qui se trouvaient au bagne de la Jenina comme esclaves de rançon, ne savaient rien du petit vieillard.
– Il a dû être acheté par des paysans et mené à l'intérieur... Par contre, Loménie avait entendu parler de la fuite d'une superbe captive française réservée au harem du sultan du Maroc. Cinq Noirs de la garde du Grand Eunuque, responsables de cette évasion, avaient été exécutés, le sixième bénéficiant de la circonstance atténuante d'avoir été nouvellement engagé par Osman Ferradji. Mezzo-Morte, furieux de l'affront fait à son hôte, ordonnait de son côté des recherches et les janissaires fouillaient les maisons accompagnés de l'eunuque, qui, méticuleux, dévoilait chaque femme.
– Peut-on te soupçonner, Lucas ?
– Je ne sais. Malheureusement, je me trouve dans le quartier où on soupçonne l'esclave fugitive d'avoir trouvé refuge. Votre patronne saura-t-elle se taire, monsieur le comte ?
– Tant que sa jalousie ne prendra pas ombrage de l'intérêt que j'ai montré à ma compatriote.
L'angoisse des deux Français n'était pas feinte. Angélique les écoutait discuter à mi-voix. Le dernier voyage des Pères Rédemptoristes, ces hardis religieux qui n'hésitaient pas à affronter les pires difficultés pour le rachat des captifs, avait eu lieu le mois dernier. Leur petit groupe était reparti emmenant à peine une quarantaine d'esclaves. Et d'ailleurs, leur intervention n'aurait pu être d'aucun secours pour Angélique, puisqu'il ne s'agissait pas d'une question de rançon. Fallait-il essayer de la faire monter à bord du navire marchand français libre ? C'était une idée que bien d'autres captifs avaient lorsque la voile d'un bateau libre de leur nation se balançait dans le port. Certains se jetaient à la nage, d'autres s'amarraient sur des bouts de planche et pagayaient avec leurs mains, cherchant à gagner l'asile inviolable. Mais les Algériens faisaient bonne garde, la Marine et le môle étaient couverts de sentinelles et les felouques croisaient incessamment. Avant le départ du navire, celui-ci était fouillé de fond en comble par une escorte de janissaires ou de chaouchs, de sorte que ces « fuites à bord » étaient devenues quasiment impossibles. Il n'y avait donc pas de regrets à avoir. Plus impossible encore était la fuite par terre. Joindre Oran, autre enclave espagnole, le point le plus rapproché où se trouvaient des troupes chrétiennes, cela représentait des semaines de marche dans un pays inconnu, hostile et désertique, livré aux dangers de s'égarer ou d'être dévoré par les fauves. Aucun de ceux qui parfois tentaient l'aventure n'avait réussi. On les ramenait pour subir la bastonnade ou les mutilations et les tortures si leur évasion s'était accompagnée de la moindre violence commise sur les gardiens. Loménie parla des Majorquins. En effet, les îles Baléares n'étaient pas très éloignées. À la rigueur, une bonne balancelle pouvait faire le trajet en vingt-quatre heures environ et les audacieux îliens depuis près de deux siècles avaient eu le temps de mettre au point une entreprise prospère de libération d'esclaves. Ils avaient des bâtiments légers affrétés presque uniquement à cet usage. La plupart du temps ils avaient été captifs eux-mêmes et connaissaient parfaitement les lieux.
Les entrepreneurs d'évasions risquaient beaucoup. S'ils étaient pris, ils étaient brûlés vifs. Mais l'industrie était lucrative et la plupart des hardis marins qui l'entreprenaient avaient dans le sang la haine des Musulmans, trop proches voisins de leurs petites îles catholiques. Aussi l'on trouvait toujours des équipages prêts à affronter tous les périls pour arracher aux Algérois quelques-uns de leurs captifs chrétiens.
Par des espions, on prenait contact avec un groupe de captifs décidés à la fuite et qui avaient réuni la somme nécessaire. On arrêtait le jour et l'heure. On choisissait une nuit sans lune et l'on convenait d'un signal et d'un mot de passe. Lorsque le moment était venu, le navire sauveteur qui, pendant le jour, avait abattu sa mâture et était resté assez éloigné des côtes pour ne pas être aperçu, s'approchait avec précaution du lieu désigné. Cependant les captifs, qui avaient eu soin de se faire employer à la culture des jardins situés en dehors de la ville, s'étaient silencieusement embusqués le long du rivage et attendaient impatiemment l'heure du départ. Enfin une barque arrivait sans bruit, portée par des avirons graissés et garnis d'étoupe. Le mot de passe était échangé, l'embarquement se faisait, silencieux et rapide, et l'on reprenait immédiatement le large. Mais aussi combien de périls ! On était à la merci d'une barque de pêche attardée, de l'insomnie d'un riverain, de l'aboiement d'un chien de garde. Aussitôt retentissait le cri : « Les Chrétiens ! Les Chrétiens ! » Les postes aux portes de la ville donnaient l'alarme, les galères de garde, toujours armées et prêtes, sortaient en toute hâte de la darse. Et, maintenant surtout, où la construction de forts récents sur les côtes rendait les abords de la côte plus périlleux ! On essayait de se débrouiller seul. Lucas rappela l'odyssée de Yossef-le-Candiote qui était parti sur un petit bateau construit par lui, de roseaux et de toile cirée. Et les cinq Anglais qui avaient gagné Majorque sur leur esquif de toile à voiles. Et les deux aventuriers brestois qui avaient réussi à détourner la felouque où ils étaient employés comme mariniers pour la conduire à Civita-Vecchia. Mais voilà. Pas question de ce genre d'exploits pour une jeune dame ! D'ailleurs, on n'avait jamais vu de femme s'enfuir !...
Enfin le comte de Loménie se leva en disant qu'il chercherait à voir Alférez le Majorquin, le tenancier de la taverne du bagne, qui se plaisait tant en Alger qu'il ne voulait plus rentrer chez lui, mais qui cependant gardait quelques contacts avec ses compatriotes. Le comte revint le soir, cette fois plus encourageant. Il avait vu Alférez et celui-ci en grand secret lui avait assuré qu'il se préparait une évasion et qu'un nouveau captif serait bien accueilli dans l'expédition, car un de ceux qui devaient y prendre part, venait de mourir.
– Je n'ai pas dit qu'il s'agissait d'une femme, ni de vous, expliqua Loménie car votre évasion a fait déjà trop de bruit et l'on a promis une grosse prime à qui dénoncerait le lieu de votre retraite. Mais donnez-moi un gage et j'obtiendrai le lieu du rendez-vous et la date, pour vous y conduire.
Angélique donna des bracelets et des écus d'or qu'elle conservait dans une poche intérieure de son vaste jupon.
– Mais vous-même, monsieur de Loménie, pourquoi ne profitez-vous pas de ces renseignements pour vous enfuir aussi ?
Le gentilhomme eut l'air étonné. Il n'avait jamais envisagé d'affronter les risques d'une évasion.
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Angélique put dormir cette nuit-là dans le réduit étouffant où le fidèle Lucas la consignait. Comme beaucoup de captifs qu'excédent la chaleur et le ciel trop serein d'Afrique, elle rêva d'une nuit de neige, une nuit de Noël froide et ouatée. Elle arrivait dans une église dont les cloches sonnaient et elle pensait qu'elle n'avait jamais rien ouï de plus agréable que le carillon de ces cloches catholiques. Il y avait une crèche dans cette église avec des santons bien rangés sur la mousse : la Sainte Vierge, saint Joseph, l'Enfant Jésus, les bergers et les rois Mages. Le roi Balthazar avait un curieux manteau et un haut turban d'or semblable à un diadème.