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Le visage d'Osman Ferradji s'éclaira.

– Et vous devinez juste, madame Firouzé. C'est Allah qui vous a envoyée vers moi. Sinon, je risquais de perdre la face devant le royaume de Marocco et les régences d'Alger et de Tunis. Et la reine si difficile, la sultane Leïla Aïcha aurait beau jeu de me discréditer dans l'esprit de mon maître. Ah ! vraiment, c'est Allah lui-même qui a arrêté mon bras lorsque, dans ma colère devant votre fuite, j'avais décidé de vous torturer sous les yeux des femmes esclaves afin que votre exécution leur serve de leçon. Et ensuite de vous trancher la tête de mon sabre, que j'avais fait spécialement affûter pour cela. Mais la sagesse a arrêté mon bras et mon plus beau sabre en est réduit à se garnir d'ignobles taches de rouille dans ce trou de rats qu'est Alger, nid d'immondes marchands trompeurs. Ah ! mon sabre, console-toi ! L'heure est venue de t'arracher à cette pénible inaction pour une œuvre utile et de Justice.

La dernière phrase avait été prononcée en arabe, mais Angélique en comprit sans peine le sens en voyant l'immense Osman Ferradji tirer son cimeterre d'un geste théâtral et le faire miroiter au soleil. Des servantes accourues revêtirent la captive d'un ample haïck de soie, elle fut enfournée dans une chaise à porteurs escortée de gardes en armes et se retrouva aux côtés du Grand Eunuque dans la boutique du marchand véreux. Celui-ci en était déjà à se prosterner le front contre terre. Le Marocain, très serein, pria Angélique de répéter les avis qu'elle avait donnés sur la qualité des draps. Les ballots d'étoffe avaient été apportés et déroulés. Un esclave français, commis du marchand, traduisait en bégayant un peu et en louchant vers le sabre que le Grand Eunuque tenait en main. Le négociant algérois protesta hautement de sa bonne foi. Il y avait un malentendu évident. Jamais il ne se serait permis de tromper sciemment l'envoyé du grand Sultan du Maroc. Il allait lui-même se rendre dans son arrière-boutique pour trier toutes les pièces de la commande du Vénéré et très Haut Vizir du roi Moulay Ismaël. Le dos rond, il fila vers son antre obscur.

Osman Ferradji considéra Angélique avec un sourire satisfait. Ses yeux étaient brillants et se plissaient comme ceux d'un chat qui s'apprête à sauter sur une souris. Il eut un clin d'œil vers l'arrière-boutique. On entendit des cris affreux et le marchand réapparut solidement maintenu par trois gardes noirs qui l'avaient cueilli alors qu'il essayait de s'échapper par-derrière. On le fit s'agenouiller et poser la tête sur l'un de ses ballots de drap.

– Non, vous n'allez pas lui couper la tête ? s'écria Angélique.

La voix française arrêta le bras déjà levé du Grand Eunuque.

– N'est-ce pas un devoir de supprimer une bête puante ? demanda-t-il.

– Non, non vraiment, protesta la jeune femme, horrifiée.

Le sens de son intervention échappait totalement au chef du Sérail de Moulay Ismaël. Mais il avait ses raisons pour vouloir ménager la sensibilité de la captive française. En soupirant il remit l'exécution du marchand qui avait failli le déshonorer, lui le plus avisé intendant de l'énorme maison du roi du Maroc. Il lui couperait seulement la main, comme aux voleurs. Ce qu'il fit immédiatement, d'un coup sec, comme s'il eût tranché banalement un morceau de canne à sucre.

*****

– Il est vraiment temps que nous quittions cette ville et ce pays de voleurs ! disait quelques jours plus tard Osman Ferradji.

Angélique sursauta. Elle ne l'avait pas entendu s'approcher. Trois négrillons le suivaient, l'un apportant du café, l'autre un gros livre, un rouleau de papier, de l'encre et un stylet de roseau, le troisième un tison ardent et une brassée d'épines. Angélique demeura dans l'expectative. Avec cet étrange personnage ne fallait-il pas s'attendre à tout ? N'était-ce pas l'attirail d'un supplice spécial et raffiné, à son intention ? Le Grand Eunuque souriait. Il sortit à son tour de sa djellaba un grand mouchoir à carreaux rouges et noirs dont il défit le nœud et y prit une bague.

– Ceci est un cadeau personnel pour vous : une bague. Certes, elle est bien petite, car bien que je sois très riche, je dois laisser au Roi, mon maître, le seul privilège de vous faire des présents de grande valeur. Je vous offre celle-ci en signe d'alliance. Et maintenant je vais commencer à vous apprendre l'arabe.

– Mais... ce feu ? demanda Angélique.

– C'est pour purifier l'air autour du Coran que vous allez commencer à étudier. N'oubliez pas que vous êtes encore une chrétienne, donc que vous polluez tout ce qui vous entoure. Partout où vous passerez au cours du voyage, je serai obligé de purifier la place par des rites, et souvent par le feu. C'est fort dérangeant, je vous prie de le croire...

*****

Il se révéla un professeur amène, patient et cultivé. Angélique ne tarda pas à trouver de l'agrément à ces leçons. Elles la distrayaient. Apprendre l'arabe ne pouvait que lui être utile, et l'aiderait à se créer des complicités et à s'échapper un jour. Comment ? Quand ? Et où ? Cela elle n'en savait rien. Elle se répétait seulement que si elle restait en vie et en possession de sa raison, elle parviendrait à fuir !

Parmi les choses qu'il lui fallait apprendre, c'était que la notion du temps n'existe pas en Orient. Ainsi, lorsque le Grand Eunuque lui avait répété un certain nombre de fois « qu'ils partaient incessamment » pour le Maroc, Angélique avait pris d'abord cette affirmation à la lettre. Elle s'attendait tous les jours à se voir jucher sur un chameau d'une caravane. Mais les jours passaient. Osman Ferradji ne manquait pas de vitupérer une nouvelle fois contre les paresseux et voleurs Algérois « dont plus voleurs encore il n'y avait que Juifs et Chrétiens », mais visiblement rien n'était prévu pour le départ.

Par contre, un jour il apportait à la Française une coupe de velours de Venise pour connaître son avis, une autre fois il la consultait sur le choix d'un cuir de Cordoue destiné à fabriquer des selles.

Il l'avertissait qu'il attendait un chargement d'un certain musc d'Arabie, de même que des pistaches et des abricots de Perse, et aussi du « giaze » persan, ce nougat dont celui d'Alger et du Caire n'était qu'une infecte imitation.

Angélique, entraînée malgré elle par ces confidences ménagères, se laissa aller à lui confier que le Persan Bachtiari Bey lui avait donné la recette exacte du nougat d'origine fait de miel mélangé avec de la pâte d'amandes et certaines farines dont l'une n'était autre que la fameuse manne du désert, ces cristaux de sucre exsudés par des arbustes en assez grande quantité formaient parfois, lorsque le vent entraînait ces flocons, de véritables dunes neigeuses. Le mélange était pétri au pied dans des cuves de marbre et fourré de pistaches et de noisettes.

L'austère Noir battit des mains comme un enfant et se mit aussitôt en quête de faire venir de cette manne, spécialité des déserts bibliques. Cela promettait une prolongation indéfinie de séjour. Angélique ne savait si elle devait s'en réjouir. Tant qu'elle se trouvait devant la mer, elle gardait l'illusion d'une évasion possible. La servitude de milliers d'esclaves dont certains se trouvaient là depuis vingt ans donnait pourtant un démenti à cette espérance. Alger était une ville dont on ne s'évadait pas. Un moment, Angélique envisagea que la caravane fît une partie du voyage par mer. Toute une nuit, elle se persuada que les vaisseaux marocains ne pourraient manquer d'être arraisonnés par des chevaliers de Malte ou des pirates chrétiens et cette certitude éclairait son visage, lorsque le Grand Eunuque, au cours d'une de ses leçons d'arabe, lui dit, comme s'il concluait une conversation à ce sujet.

– S'il n'y avait pas sur la mer cette maudite flotte de Malte, c'est dans moins de vingt jours que j'aurais pu avoir l'avantage de vous présenter à votre maître, le puissant commandeur des Croyants, Moulay Ismaël.