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Le gardien Bachi presse les esclaves de partir au travail. Cet utile fonctionnaire est habituellement un renégat qui parle toutes les langues. Sa place est fort recherchée, car lucrative et peu fatigante. Quelques aides l'assistent. Son rôle se borne à maintenir un certain ordre à l'intérieur du bagne, à exiger que les chambres et les galeries soient nettoyées et blanchies à la chaux une fois par semaine et à s'assurer que tous les captifs sont bien rentrés au moment du couvre-feu. C'est encore lui qui, lors de la formation des équipes de Course, répartit la chiourme par escouades et désigne à chacun la place qu'il devra occuper à bord comme bogavant, postice ou tercerol. Il va les inspecter soigneusement pour s'assurer qu'aucun d'entre eux n'est atteint de maladie contagieuse et les faire entièrement laver et raser avant le départ. Il leur distribue en même temps cinq aunes de toile pour se fabriquer un caleçon et une chemise de galère : c'est la seule occasion où le patron daigne s'occuper de l'habillement de ses esclaves.

On rencontre de tout aux bagnes d'Alger : L'Italien souple et retors côtoie le Moscovite brutal et dur. L'Espagnol hautain et vindicatif méprise l'Anglais qui se laisse facilement gagner par la mélancolie. Catholiques, Luthériens, Calvinistes, Puritains, Schismatiques et Nicolaïtes, toutes les proliférations de l'arbre chrétien s'y rassemblent et princes et valets, militaires et marchands. Et les bonnets de laine et les culottes godronnées et fripées se mêlent aux soutanes et aux robes de bure, aux boléros brodés et aux vestes bariolées d'Albanie ou d'Italie.

*****

La clarté du jour pénètre de plus en plus au cœur de la ville. Elle rôde près de la porte Bab-Azoum et découvre un haut mur. Le long de ce mur sont fixés d'énormes crochets en forme d'hameçon, la pointe dressée en l'air. Ce sont les « ganches », le mur du supplice favori des Algérois. Du haut de la muraille, la victime a été jetée sur ces crocs qui la transpercent au hasard dans une partie quelconque du corps. Et ce clair matin, deux corps agonisent, retenus par les aisselles, le ventre traverse. C'est le troisième matin qui ramené sur eux la brûlure du soleil et le lent tournoiement des mouettes voraces et criardes qui leur ont déjà crevé les yeux.

Chapitre 2

Pour les galères venant du large ce fut d'abord le silence subit. On ne percevait plus que le bruit de l'étrave dans une eau qui se calmait peu à peu. Angélique redressa sa nuque engourdie. Elle vit que le baron de Nesselhood avait le visage tourné vers l'avant.

– Alger, murmura-t-il.

Et soudain, ils commencèrent à entendre la ville. Elle envoya vers eux la rumeur grondante, sa voix faite de mille voix.

Entre deux môles prolongés de tours, elle apparut blanche, aride. La galère capitane pénétra dans le port traînant derrière elle, dans les flots, la bannière de l'Ordre de Saint-Jean-de-Jérusalem.

Le pavillon en lamé d'or du reis Ali-Hadji, au sommet du mât, se joignait aux multiples banderoles qui flottaient au vent. L'étendard rouge à figurine blanche et le pavillon vert aux croissants de lune étaient déployés. La première galère tira un coup de canon, auquel répondirent les canons des forts d'Alger. La foule s'assembla sur le quai, poussant des cris aigus de joie.

Les captifs furent descendus à quai, les deux chevaliers de Malte les premiers, dans leurs cottes de mailles rouges de combat, puis les mariniers et les soldats, enfin les passagers. Angélique fut isolée du groupe par des janissaires en armes. Les autres, enchaînés deux par deux et escortés par l'équipage triomphant des Barbaresques, furent poussés le long de la rampe de la Marine et acheminés vers le Jemina, la demeure du Pacha, auquel ils devaient d'abord être présentés afin que celui-ci pût faire son choix parmi eux.

La foule continuait à les presser de toutes parts. Une clameur aiguë, lancinante, jaillissait de cette masse de spectres blancs, aux faces d'ocré où roulaient des yeux terribles. Il s'y mêlait des faces blêmes d'esclaves chrétiens, barbus et déguenillés, qui braillaient dans toutes les langues. Ils criaient leurs noms avec l'espoir que dans le nouvel équipage capturé se trouvaient des compatriotes qui pourraient leur donner des nouvelles de leurs familles.

– Je suis Jean Paraguz, de Collioure... Connaissez-vous les miens ?

– Je suis Robert Toutain, de Sète...

Les janissaires turcs, aux paupières bridées et aux shakos emplumés, brandissaient des fouets de nerfs de bœuf dont les coups tombaient au hasard, tandis que sur Alger-laBarbaresque, le soleil d'Afrique achevait de tirer son tendelet de soie d'or. Dès l'arrivée au batistan, Angélique fut conduite à l'étage dans une petite pièce obscure, blanchie à la chaux. Elle se recroquevilla dans un coin, écoutant les rumeurs démentes qui venaient du dehors.

Peu après le rideau se souleva et une vieille musulmane, brune et ridée comme une nèfle, se présenta.

– Mon nom est Fatima, dit-elle avec un beau sourire sympathique, mais les captives m'appellent Mireille-la-Provençale.

Elle apportait deux galettes de miel, de l'eau vinaigrée et légèrement sucrée, ainsi qu'un carré de dentelles pour mettre sur son visage afin de ne pas le hâler. Précaution qui venait un peu tard. Angélique se sentait cuite par le soleil, et même des sensations de brûlures lui démangeaient le front. Elle aspirait aussi à se laver. Sa robe était toute fripée par les embruns et le goudron fondu des planchers.

– Je te conduirai aux bains après la vente des autres esclaves, dit la vieille femme. Il faut attendre un peu car cela ne peut avoir lieu avant la prière d'Ed Dohor.

Elle parlait le franco, ce sabir des esclaves fait d'espagnol, d'italien, de français, de turc et d'arabe.

Mais peu à peu le français, qui avait été sa langue natale, lui revint. Elle raconta qu'elle était née près d'Aix-en-Provence. À seize ans, elle était entrée en service chez une grande dame marseillaise. C'était en accompagnant sa maîtresse qui allait rejoindre son époux à Naples, qu'elle avait été razziée par les Barbaresques. Petite servante sans attraits elle avait été vendue quelques sequins à un musulman pauvre, tandis que la grande dame était gardée pour un harem princier.

Mireille-Fatima, devenue vieille et veuve, gagnait maintenant quelques piastres en allant au batistan s'occuper des nouvelles captives. Des marchands, soucieux d'exposer une marchandise attrayante, demandaient ses services. Elle lavait, peignait, réconfortait les malheureuses, souvent mises à mal par une traversée épouvantable et la terreur de leur nouvelle condition.

– Que je suis fière, s'exclama-t-elle, d'avoir été désignée pour m'occuper de toi ! Tu es cette Française que le pirate Rescator a achetée 35 000 piastres et qui s'est enfuie aussitôt. Mezzo-Morte avait juré de te capturer avant que son rival ne remette la main sur toi.

Angélique la regardait avec des yeux horrifiés.

– Ce n'est pas possible, bégaya-t-elle. Mezzo-Morte pouvait-il savoir où j'étais ?

– Oh ! il sait tout. Il a des espions partout. Avec Osman Ferradji, le Grand Eunuque du Sultan du Maroc qui est venu sur la côte pour trouver des femmes blanches, ils ont frété une expédition pour te capturer.

– Mais pourquoi ?

– Parce que tu as la réputation d'être la plus belle captive blanche de la Méditerranée.

– Oh ! Je voudrais être horrible, s'écria Angélique en se tordant les mains. Difforme, affreuse, un laideron...

– Comme moi, dit la vieille Provençale. Lorsqu'on m'a capturée je n'avais pour moi que mes dix-huit ans et une grosse poitrine. Je claudiquais un peu. Celui qui m'a achetée, mon mari, était un brave artisan, un potier, qui est resté pauvre toute sa vie et n'a jamais eu de quoi se payer une concubine. J'ai trimé comme un âne, mais je préférais cela. Nous autres, Chrétiennes, nous n'aimons pas le partage.