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« Il est beau et jeune et d'une force peu commune. Il change souvent de couleur suivant la passion qui l'étreint. La joie le rend presque blanc. La colère le rend noir et ses yeux deviennent rouges de sang. Il a l'esprit vif et présent. Il prévient les pensées de ceux qui s'adressent à lui. Il est fin et rusé et sait toujours venir à son but. Il prévient les périls et est sans cesse sur la défensive. Il est intrépide et courageux quand le danger est arrivé et d'une constance et fermeté merveilleuses dans la mauvaise fortune... Il est plus fier que feu le calife Haroun Al-Rachid et plus humble que le dernier mendiant galeux. Il est grand en tout, car c'est le Prophète qui voit en lui. »

Angélique écoutait machinalement, bercée par la voix criarde et monotone. Elle se tenait à l'entrée de la tente confortable et garnie de moelleux coussins qu'elle partageait avec une adolescente, Circassienne, ravissante et triste, et qui ne cessait de pleurer en pensant à son pays et à ses parents.

La marche à dos de chameau avait converti Angélique au port du costume des femmes turques qu'elle avait mis incidemment à Candie. Long saroual d'étoffe légère, chemise à longues manches de mousseline, boléro lâche garni de broderies. La vie de caravane au désert ne se prêtait guère à la raideur des vertugadins, des plastrons et des corsets. Angélique grignotait des pistaches roulées dans du gros sucre et frites à la graisse de mouton, en se disant que, pour achever ses malheurs, elle allait fatalement devenir obèse... Le chanteur continuait à psalmodier :

« Il a vaincu ses ennemis et il règne seul.

« Que d'infidèles, le soir, ont eu la tête séparée du tronc ! Combien râlent encore alors qu'on les traîne au sol !

« À combien de gorges nos lances servent de colliers ! Que de pointes de javelot se sont plantées dans les poitrines ennemies !

« Que de captifs, que de morts gisent à terre ! Que de blessés dont le sang se répand !

« Les oiseaux de proie passent et s'en abreuvent.

« Pendant toute la nuit les chacals s'en nourrissent.

« Les chacals et les vautours disent : « Moulay Ismaël est passé par là ».

« Le matin ses troupes étaient grisées et pleines d'ivresse sans avoir bu de boissons fermentées.

« Son lieutenant Ahmet lui a envoyé du Tafilelt six mille têtes coupées dans deux chars. En arrivant à Miquenez, il manquait dix têtes. Moulay Ismaël a pris son sabre et a coupé les dix têtes des gardes négligents... »

La longue taille d'Osman Ferradji se ploya aux côtés d'Angélique et le Grand Eunuque s'informa, aimable :

– Comprenez-vous assez l'arabe pour suivre les paroles du poète ?

– Oui, assez pour avoir des cauchemars. Votre Moulay Ismaël me semble surtout un sauvage assoiffé de sang !

Osman Ferradji ne répondit pas aussitôt. Il prit entre trois doigts la petite tasse dans laquelle un esclave lui présentait le café bouillant.

– Quel empire ne s'est pas construit sur le meurtre, les guerres et le sang ? dit-il. Moulay Ismaël parvient à peine à la fin de sa haute lutte contre son frère Moulay Archy. Il descend de Mahomet par son père. Sa mère était une négresse soudanaise.

– Osman Ferradji, vous ne pensez pas sérieusement à me présenter à votre souverain pour être de ses innombrables concubines ?

– Non pas, mais pour être sa troisième femme et sa favorite en titre.

Angélique s'était résolue à employer un stratagème auquel nulle femme au monde ne se résigne de plein gré. Elle avait décidé d'ajouter cinq... non, sept... finalement, dix bonnes années à son âge véritable.

Elle avoua donc au chef du Sérail qu'elle atteignait la quarantaine. Comment pouvait-il songer, lui, pourvoyeur des plaisirs d'un souverain aussi difficile, à présenter comme favorite une femme sur son déclin, alors que lui-même lui confiait dernièrement les soucis que lui causait l'entretien des concubines délaissées qu'il devait parquer dans quelque lointaine casbah, tandis que le harem se renouvelait sans cesse de fraîches jouvencelles entre quinze et vingt ans ?

Osman Ferradji l'écoutait, un sourire gouailleur au coin des lèvres.

– Ainsi vous êtes très âgée, dit-il.

– Oui, très, confirma Angélique.

– Ce n'est pas pour déplaire à mon maître. Il est fort capable d'apprécier l'esprit, la sagesse et l'expérience d'une femme âgée, surtout lorsque cet esprit se dissimule dans un corps qui a gardé toutes les séductions de la jeunesse.

Il la regarda en face, un peu moqueur.

– Un corps de jeune fille, un regard de femme mûre, la force, la langueur, la science amoureuse et peut-être la perversité d'une femme au sommet de son épanouissement, il y a tout cela en toi, et ces contrastes piquants ne sont pas pour déplaire à mon maître. Lui-même les devinera au seul regard qu'il posera sur toi, car il est vrai que sa divination des autres est pénétrante malgré sa jeunesse et malgré son tempérament frénétiquement voluptueux, que sa filiation nègre a contribué à lui conserver. Il pourrait sombrer, la flamme de ses sens brûlant d'un feu toujours avivé par la variété des séductions qu'on lui présente. Il pourrait perdre son temps et ses forces dans une lutte épuisante pour la satisfaction de ses appétits. Mais déjà, il se révèle homme de génie. Il se montre physiquement et moralement supérieur à la tentation comme à la fatigue. Sans négliger les attraits de ses concubines ou plutôt sachant les négliger à temps, il est capable de s'attacher à une seule femme s'il reconnaît vraiment en elle le reflet de sa propre force morale. Sais-tu l'âge de sa première femme, sa favorite, près de laquelle il vient chercher conseil ? Au moins quarante années... mais bien réelles cette fois. Elle est énorme et si grande qu'elle le domine d'une tête, lui déjà de belle taille... Et noire comme le fond d'un chaudron. En la voyant on peut se demander par quel endroit elle a tellement gagné le cœur du Roi qu'elle a si grand pouvoir sur son esprit.

« Sa seconde femme, par contre, ne doit pas avoir beaucoup plus de vingt ans. C'est une Anglaise, que les corsaires de Salé ont capturée alors qu'elle se rendait avec sa mère à Tanger, où son père était en garnison. Elle est blonde et rose et d'une grâce extraordinaire. Elle eût pu asservir l'esprit de Moulay Ismaël, mais...

– Mais ?

– Mais Leïla Aïcha, la première femme, l'a prise sous sa domination et elle ne fait rien sans lui en référer et lui obéir. C'est en vain que j'ai essayé de former son esprit et de la dégager de cette influence. La petite Daisy, qu'on appelle Valina depuis qu'elle est musulmane, n'est point sotte pourtant, mais la sultane Leïla Aïcha ne la laissera point d'échapper.

– N'êtes-vous pas le fidèle serviteur de votre souveraine Leïla Aïcha ? demanda Angélique.

Le Grand Eunuque s'inclina à plusieurs reprises, portant la main à l'épaule et au front et protestant hautement qu'il était tout dévoué à la Sultane des sultanes.

– Et la troisième femme ?

Les yeux d'Osman Ferradji se rétrécirent, selon sa mimique habituelle.

– La troisième femme aura la cervelle solide et ambitieuse de Leïla Aïcha et le corps de neige et d'or de l'Anglaise. En elle mon maître goûtera à toutes les voluptés, au point qu'il n'y aura plus d'autres femmes à ses yeux.