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Chapitre 11

Angélique se boucha les oreilles. Du fond du palais les cris hystériques des femmes d'Abd-el-Malek montaient, vrillaient, se prolongeaient, en une mélopée coupée de hoquets, qui durait depuis des heures.

Une migraine lancinante martelait les tempes d'Angélique. Des frissons la secouaient. Fatima essayait en vain de lui proposer quelque boisson chaude ou glacée, des fruits ou des gâteaux. Leur seule vue, la vue de ce confort sucré et gourmand des odalisques, la révulsait comme si tout cet amas de pâtisseries rosés et vertes, de parfums choisis, d'onguents douceâtres dont les servantes mauresques l'avaient massée pour la reposer des fatigues du voyage, lui rappelaient obstinément sa condition effroyable : enfermée dans un harem du prince le plus cruel que l'Univers ait enfanté.

– J'ai peur. Je veux m'en aller d'ici, répétait-elle d'une voix hachée, enfantine.

La vieille esclave provençale ne comprenait pas les raisons de cette subite dépression alors qu'on était arrivé enfin au terme d'un long voyage durant lequel sa maîtresse avait fait preuve de courage et de résignation édifiante. Fatima-Mireille estimait déjà qu'on ne pouvait trouver mieux que cet immense caravansérail où la poigne de fer du Grand Eunuque faisait régner une discipline rassurante. Malgré le désordre des événements récents, l'effervescence dans laquelle se trouvait la ville, l'appréhension que faisait peser sur tous la fureur de Moulay Ismaël bafoué par son neveu, bien que le Grand Eunuque eût été immédiatement retenu par le roi pour l'entretenir et le conseiller après cette longue absence, les arrivantes et tous les membres de la caravane avaient trouvé accueil opulent et efficace. Les bains des sultanes étaient prêts, la vapeur fumait dans les hammam de mosaïques vertes et bleues où une armée de jeunes eunuques et de servantes s'empressaient. La vieille Mireille s'était immédiatement découvert placés sous ses ordres trois négresses et autant de négrillons et de négrillonnes qu'il lui fallait pour aller chercher les innombrables choses qui manquent fatalement dans tout nouveau lieu, fût-il royal. Les cuisines déversaient sans cesse des plateaux de victuailles odorantes. Chaque courtisane nouvelle avait trouvé son appartement personnel préparé selon sa valeur, les jeunes garçons de grands dortoirs où des magisters, la règle à la main, commençaient déjà à dresser cette jeunesse turbulente tandis que des jongleurs étaient promus à les distraire en cette première période de leur adaptation. Les chevaux avaient été conduits vers « l'estable » magnifique pour y être pansés et bichonnés. Il était de source connue que Moulay Ismaël avait encore plus de passion pour ses chevaux que pour ses femmes. L'éléphant nain dévorait une montagne de douce herbe sèche et odoriférante, la girafe un enclos de bananiers, et les autruches avaient la joie de renouer dans une autrucherie modèle, d'agréables relations avec leurs congénères venant du lointain Sud. C était une maison bien réglée que le sérail du Grand Eunuque. Fatima jouissait d'en sentir l'abri se refermer sur elle après les années difficiles qu'elle avait vécues dans la casbah puante d'Alger, petite vieille sans racines, nourrie d'une poignée de figues et d'une gorgée d'eau pure. Ici il y avait beaucoup de vieilles femmes, pleines d'expérience et de ragots à colporter en toutes les langues anciennes, esclaves élevées au rang de servantes ou de gouvernantes de grande maison ou, au contraire, anciennes concubines du roi et de son prédécesseur ; celles-ci n'ayant pas droit à la retraite dorée des sultanes préférées, dans de lointaines forteresses, apportaient leur fiel et leur goût des intrigues dans les rangs de la domesticité.

Responsables de chacune des courtisanes ou des favorites, de leurs vêtements, de leur parure, de leur beauté, elles avaient fort à faire, occupées de les farder, de les épiler, de les coiffer, de les conseiller, de satisfaire leurs caprices, de leur glisser de précieuses recettes d'amour pour retenir les faveurs de leur seigneur et maître. Fatima se sentait en force. On lui avait même parlé déjà d'une suivante de la sultane Leïla Aïcha, très appréciée de sa maîtresse et qui était comme elle marseillaise. Et puis c'était un harem où les eunuques se montraient en général fort polis. Ce n'est pas le cas dans tous les harems. Mais Osman Ferradji ne mésestimait pas l'influence des vieilles servantes sur ses pensionnaires et savait se les attacher pour en faire d'excellentes geôlières.

Plus elle y réfléchissait, plus Fatima trouvait ce sérail plein de qualités. Elle n'était pas loin de penser que même celui du grand Sultan de Constantinople ne pouvait le dépasser en opulence et en raffinement. La seule ombre au tableau était le comportement de la captive française. Bientôt elle aussi semblait sur le point de se mettre à pleurer, à hurler et à s'égratigner le visage, comme les femmes indigènes d'Abd-el-Malek dans la pièce voisine, ou comme la petite Circassienne promise au lit royal dès ce soir, et que les eunuques avaient emportée hurlante de terreur à travers le dédale des couloirs et des patios. Quand les femmes se mettent à s'énerver, quand il y en a plus de mille assemblées, on peut prévoir un beau tapage et de regrettables excès. En Alger, Fatima avait vu des captives se jeter du haut des balcons et se fracasser le crâne sur les dalles des cours. D'étranges nostalgies saisissent parfois les étrangères. Angélique lui paraissait sur le point de céder à l'une de ces humeurs dangereuses et sombres. Fatima ne savait plus où donner de la tête. Il lui fallut dégager sa responsabilité. Elle requit les avis du second parmi les eunuques, le bras droit d'Osman Ferradji, le gros Rafaï. Celui-ci prescrivit de lui faire boire un calmant. On en avait déjà préparé pour la Circassienne.

Angélique, hébétée, hagarde, la tête brisée d'élancements douloureux, les regardait comme des figures de cauchemar, haïssant la présence de la vieille renégate, celle des négrillons naïfs aux yeux écarquillés et plus encore celle du sournois Rafaï avec son faux air de bonne nourrice navrée. C'était lui qui ordonnait toujours la flagellation des femmes indociles. Son martinet ne le quittait jamais. Elle les haïssait tous... L'odeur pénétrante des boiseries de cèdre augmentait sa migraine. Les cris aigus mais lointains, tout à coup la faisaient moins souffrir que des rires féminins, parvenant d'une baie grillagée avec un parfum de menthe et de thé vert.

Elle sombra dans un sommeil nauséeux, pour retrouver, en s'éveillant dans la nuit, un autre visage noir penché sur elle, qu'elle pensa tout d'abord être celui d'un eunuque. Mais à la façon dont il était voilé et au signe bleu de Fatma, la fille de Mahomet, marquant son front, elle comprit que c'était une grande et énorme femme, drapant dans des plis de mousseline bleu sombre son ample poitrine de négresse abreuvée du lait gras des chamelles. Elle penchait sur Angélique sa face lippue, au regard perçant et avisé, tenant en main une lampe à huile qui noyait d'un halo de lumière jaune son apparition nocturne et celle, à ses côtés, claire comme une aurore, d'un ange au teint de dragée rose, aux cheveux de miel sous des mousselines nuageuses. Les deux femmes, la Blanche et la Noire, parlaient à mi-voix en arabe.

– Elle est belle, disait l'ange rose.