Выбрать главу

Le chameau alla, longtemps, dépassant les dunes, où Savary faillit être englouti par du sable meuble, puis il sortit sur un espace plus dur, de terre et de sel agglutiné. Avec ses pattes étranges qui ne sont pas des sabots mais des sortes de semelles élastiques, le chameau s'était mis à écarter les blocs de cette croûte, puis à arracher avec sa gueule des morceaux et à creuser un trou.

– Un chameau creusant un trou avec ses pattes qui ne peuvent supporter le contact des cailloux, avec ses genoux, avec ses dents, j'ai vu cela. Vous ne me croyez pas ? interrogea Savary en regardant Angélique avec un soudain soupçon.

– Mais si...

– Vous vous imaginez que j'ai rêvé ?

– Certes non.

– ...Alors cette bête déterra de cette terre brune, que vous-même n'avez pas manqué de reconnaître aussitôt. Puis il en sortit avec sa gueule de pleines pelletées, qu'il aligna sur le bord du trou, formant méthodiquement un matelas, sur lequel il se roula et se frotta de toutes parts.

– Et sa gale guérit miraculeusement ?

– Elle guérit mais vous devriez savoir qu'il n'y a là-dedans rien de miraculeux, rectifia Savary. Vous avez déjà constaté, comme moi, l'heureux effet médicinal de la moumie sur les maladies de peau. Cependant, faisant moi-même provision de ces morceaux de terre, je n'avais pas encore remarqué l'analogie existant entre eux et la divine liqueur persane et je comptais m'en servir aussi comme onguent pour mes malades. Mais voici que je LA reconnus !

Et, en même temps, je faisais une découverte scientifique prodigieuse.

– Ah ? Encore ? Laquelle ?

– Celle-ci, madame. Le SEL SUIT la moumie minérale. C'est exactement comme en Perse. D'ailleurs, plus n'est besoin pour moi d'aller en Perse. Je sais qu'en retournant dans le Sud-Algérien, je retrouverai des gisements peut-être immenses de la substance précieuse et qui ont au moins le mérite de n'être pas gardés comme les gisements de Perse réservés au Shah. Je pourrai y retourner librement.

Angélique soupira.

– Les gisements ne sont peut-être pas gardés comme en Perse mais c'est vous qui l'êtes, au Maroc, mon cher Savary. Est-ce que cela change beaucoup votre sort ?

Elle se reprocha son scepticisme envers son seul ami et, se ravisant, félicita chaudement Savary qui fondit de gratitude, proposant aussitôt de faire venir une brassée d'épineux et un plat de cuivre ou de terre.

– Pour quoi faire, grand Dieu ?

– Pour vous distiller de ce produit. J'ai fait l'expérience de le brûler dans un pot de terre clos et cela explosa comme un coup de canon.

Angélique le dissuada de procéder de nouveau à cette expérience, en plein harem. Son mal de tête se dissipait sous l'action des tisanes que lui avait fait boire le Grand Eunuque. Une sueur abondante commençait à mouiller son corps.

– La fièvre vous quitte, lui dit Savary en jetant par-dessus ses lunettes un coup d'œil professionnel.

L'esprit d'Angélique devenait en effet plus lucide.

– Croyez-vous que votre moumie pourrait encore nous servir à quelque chose dans notre fuite ?

– Vous songez donc toujours à fuir ? demanda Savary d'un ton neutre, en remettant avec soin les morceaux de sable bitumineux dans leur enveloppe.

– Plus que jamais, s'écria Angélique en se redressant d'un sursaut indigné.

– Moi aussi, dit Savary. Je ne vous cache pas que j'ai désormais hâte de rentrer à Paris pour me livrer aux travaux qu'exigé ma récente découverte. Là seulement, dans mon laboratoire, j'ai les alambics de distillation et les cornues convenant à la poursuite de l'étude scientifique de ce combustible minéral qui mènera, je le sens, l'humanité entière vers l'avant...

Il ne put se retenir, reprit un fragment de terre et l'examina avec une petite loupe d'écaillé et d'ébène. C'était un des arts du vieux Savary que de posséder, dans le plus complet dénuement, les objets les plus variés qu'il semblait créer pour les besoins de la cause, avec une habileté de prestidigitateur. Angélique lui demanda d'où il tenait cette loupe.

– C'est mon gendre qui m'en a fait présent.

– Je ne l'avais jamais remarquée auparavant.

– Je ne la possède que depuis quelques heures. Mon gendre, ce charmant garçon, voyant ma convoitise, me l'a remise en signe de bienvenue.

– Mais... QUI est votre gendre ? demanda Angélique, croyant que le vieillard divaguait.

Savary plia la minuscule loupe et l'escamota dans les plis de son vêtement.

– Un juif du mellah de Miquenez, murmura-t-il, un changeur en métaux précieux, ainsi que l'était déjà son père. C'est vrai, je n'ai pas eu l'occasion de vous tenir au courant, mais j'ai assez bien employé les quelques heures qui se sont écoulées depuis notre arrivée dans cette bonne ville de Miquenez. Elle a beaucoup changé depuis le temps de Moulay Archy. Moulay Ismaël fait construire partout ; on circule au milieu des échafaudages comme à Versailles.

– Mais... et votre gendre ?

– J'y arrive. Je vous avais dit que j'avais eu deux agréables aventures marocaines du temps de mon premier esclavage.

– Et deux fils.

– C'est cela, sauf que mes souvenirs étaient un peu imprécis, car de Rébecca Maïmoran j'avais eu, paraît-il, la joie d'avoir une fille et non un fils. C'est donc cette fille que j'ai retrouvée aujourd'hui dans la fleur de l'âge et mariée à Samuel Cayan, le changeur qui a eu l'amabilité de me donner cette loupe...

– ...En signe de bienvenue. Oh ! Savary, dit Angélique, ne pouvant se retenir de rire faiblement, vous êtes tellement français que cela me fait du bien de vous écouter. Quand vous prononcez les mots « Paris » ou « Versailles », il me semble que j'échappe à cette odeur bizarre de cèdre, de santal, de menthe, et que je suis à nouveau la marquise du Plessis-Bellière.

– Vous désirez vraiment le redevenir ? Vous désirez vraiment fuir ? insista Savary.

– Mais je vous l'ai déjà répété ! s'exclama Angélique avec un brusque mouvement de colère. Pourquoi faut-il que je vous répète cette affirmation cent fois ?

– Parce qu'il faut que vous sachiez à quoi vous vous exposez. Vous aurez l'occasion de mourir cinquante fois avant de vous trouver seulement hors du sérail, de mourir vingt fois avant de franchir les portes de l'alcassave, le palais de Moulay Ismaël, de mourir dix fois avant d'avoir quitté Miquenez, de mourir quinze fois avant d'avoir atteint Çenta ou Sainte-Croix5, de mourir trois fois avant de pénétrer dans l'un ou l'autre de ces bastions chrétiens...

– De sorte que vous ne me laissez que deux chances sur cent de réussir dans une pareille entreprise ?

– Certes.

– Je réussirai quand même, maître Savary !

Le vieil apothicaire secoua la tête d'un air soucieux.

– Je me demande parfois si vous n'êtes pas trop têtue. Forcer le sort dans cette mesure, ce n'est pas sain.

– Oh ! vous parlez maintenant comme Osman Ferradji, dit Angélique d'une voix étouffée.

– Souvenez-vous ; à Alger, vous vouliez absolument essayer une évasion que même les plus anciens esclaves, ennuyés par quinze ou vingt années de captivité n'auraient osé tenter. J'ai eu bien de la peine à vous faire prendre patience. Eh bien ! voyez, n'avons-nous pas été récompensés... J'ai trouvé la « moumie » sur les chemins du désert et de l'esclavage ! Alors, parfois, je pensais si ce sérail princier vous avait convenu, si la... personnalité du grand Moulay Ismaël ne vous avait pas trop déplu... ce serait plus simple... Oh ! je n'ai rien dit, consolez-vous...

Il lui avait pris la main et la tapotait doucement. Pour rien au monde, il n'aurait voulu faire pleurer cette grande dame qui s'était toujours montrée pour lui une amie hors pair, qui avait toujours écouté avec patience ses élucubrations de vieillard et qui avait reçu pour lui, des mains de Louis XIV, la bonbonne du précieux liquide persan. Pourquoi cette jeune femme qui pouvait tout n'était-elle pas devenue la maîtresse du Roi ? Ah ! oui, il y avait l'histoire de ce mari dont Mezzo-Morte s'était servi comme appât pour l'attirer dans un piège. Il eût été plus raisonnable qu'elle n'y pensât plus.