– Nous fuirons, lui dit-il, indulgent, nous fuirons, c'est entendu !
Il lui exposa qu'à Miquenez les chances de réussir un pareil exploit étaient quand même meilleures qu'à Alger. Les captifs, tous aux mains du roi, formaient une sorte de caste qui commençait à s'organiser. Ils avaient un chef élu, un Normand de Saint-Valéry-en-Caux nommé Colin Paturel, esclave depuis douze ans, et qui avait pris un grand ascendant sur ses compagnons de misère. Pour la première fois dans l'histoire de l'esclavage, les chrétiens de différentes confessions cessaient de se haïr et de s'entre-déchirer, car il avait formé une espèce de Conseil où un Moscovite et un Candiote représentaient les orthodoxes, un Anglais et un Hollandais les protestants, un Espagnol et un Italien les Catholiques. Lui, le Français, rendait la justice et tranchait les différends.
Il avait toutes les hardiesses pour s'adresser à Moulay Ismaël, que bien peu osaient aborder car ils y risquaient leur vie, et on ne savait pas par quelle persuasion ou habileté il avait réussi à se faire écouter du tyran. De ce fait, la situation des esclaves, tout en demeurant terrible et sans espoir en apparence, s'était améliorée. Un trésor commun, fondé sur le montant des fortunes de chacun, permettait de payer des complicités. Piccinino-le-Vénitien, ancien commis de banque, avait la haute main sur les comptes de ce trésor secret. Des Maures, attirés par l'appât d'un gros gain, acceptaient de servir de guides aux fugitifs. On les appelait les métadores. Sous leur égide, six évasions déjà avaient été tentées le mois dernier. Une avait réussi. Le roi des captifs, Colin Paturel, jugé responsable, avait été condamné à être attaché aujourd'hui même par les deux mains avec de gros clous à la porte de la ville et à demeurer ainsi suspendu jusqu'à ce qu'il expirât. La révolte avait grondé parmi les captifs devant cette condamnation qui les privait de leur chef. À coups de bâton et bientôt de lance, les gardes noirs faisaient reculer les esclaves jusque dans leur enclos, lorsqu'on avait vu reparaître Colin Paturel, appelant au calme ses frères. Ses mains s'étant déchirées après douze heures de supplice, il était tombé vivant au pied de la porte et loin de s'enfuir il était rentré paisiblement dans la ville et avait demandé à parler au Roi.
Moulay Ismaël n'était pas loin de le considérer comme protégé d'Allah. Il craignait et estimait l'hercule normand et se distrayait à s'entretenir avec lui.
– Tout ceci pour vous expliquer, madame, qu'il est infiniment préférable d'être esclave dans le royaume de Maroc que dans ce nid pourri d'Alger. Ici, l'on vit intensément, vous comprenez ?
– Et l'on meurt pareillement !
Le vieux Savary eut un mot superbe :
– C'est la même chose. Le principal, madame, pour un esclave, c'est de pouvoir se battre, et lorsqu'un homme traverse assez de tourments pour se féliciter chaque soir d'être encore vivant, cela le maintient en bonne santé. Le roi du Maroc s'est constitué un peuple d'esclaves pour bâtir ses palais, mais cela deviendra bientôt une plaie à son flanc. L'on murmure que le Normand vient de réclamer hautement au Roi de faire venir des Pères de la Trinité pour la rédemption des captifs, comme dans les autres États barbaresques. J'ai songé à une chose. Si jamais une Mission parvenait jusqu'à Miquenez, pourquoi ne lui confieriez-vous pas une missive à remettre à Sa Majesté le roi de France pour lui exposer votre triste état ?
Angélique rougit et sentit la fièvre battre à nouveau ses tempes.
– Croyez-vous que le roi de France lèverait des légions pour venir à mon secours ?
– Il se peut que son intervention et ses réclamations ne soient pas indifférentes à Moulay Ismaël. Il professe une grande admiration pour ce monarque qu'il voudrait imiter en tout et surtout dans son ambition de bâtisseur.
– Je ne suis pas tellement sûre que Sa Majesté soit vraiment soucieuse de me tirer de ce mauvais pas.
– Qui sait ?...
Le vieil apothicaire parlait la voix de la sagesse, mais Angélique eût préféré souffrir mille morts qu'une humiliation de ce genre. Tout s'embrouillait dans sa tête. La voix de Savary devint lointaine et elle s'endormit profondément tandis qu'une nouvelle aube se levait sur Miquenez.
Chapitre 13
– Nous irons au spectacle ! Nous irons au spectacle !... pépiaient les petites courtisanes en faisant tinter leurs bracelets.
– Voyons, mesdames, un peu de calme, recommanda Osman Ferradji, solennel. Il passa entre les deux rangs de silhouettes voilées vérifiant sévèrement la tenue et le luxe de chacune et la bonne fermeture des haïcks de soie ou de mousseline qui ne laissaient paraître que des yeux tantôt sombres, tantôt clairs, mais tous pétillants d'excitation. Toutes ces femmes parées pour la promenade se ressemblaient, offrant la même apparence de tas de linge amoncelés, en forme de poire, montés sur de minuscules babouches de cuir jaune ou rouge. Il n'y avait là que là première centaine des favorites du harem, celles parmi lesquelles Moulay Ismaël aimait venir faire son choix, tenant en main le mouchoir qu'il laisserait tomber devant l'élue du jour ou plutôt de la nuit. On lui avait dit que c'est ainsi que procédait le grand seigneur de Constantinople dans son sérail. Lorsqu'une femme avait depuis fort longtemps été négligée par l'attention du Roi, Osman Ferradji la retirait du cercle et la renvoyait à d'autres étages et à d'autres travaux. C'était le pire des bannissements que de ne plus être parmi les « présentées ». On perdait désormais l'espoir de se voir admise à partager les plaisirs du Sultan. C'était le commencement de l'oubli, de la vieillesse, un exil cruel à quelques pas du lieu des félicités. Le Grand Eunuque, maître de ces renvois ou de ces promotions, savait à bon escient suspendre la menace audessus de la tête des indociles. Quand on ne faisait plus partie des « présentées », on était désormais privée de bien des agréments, par exemple des promenades, des spectacles, des multiples voyages et villégiatures dans lesquels Osman Ferradji n'hésitait pas à emmener la plus importante partie du harem.
Ce jour-là, les délaissées, qui entendaient les coups de fusil et la rumeur de la foule annonçant la fête, éclatèrent en sanglots et hululements désespérés. Osman Ferradji alla lui-même leur recommander de se calmer. Le roi était las d'entendre des plaintes dans son sérail. Voulaient-elles donc subir le sort des femmes et des filles d'Abd-el-Amed ? L'exemple était pourtant récent. À la mort d'Ab-el-Amed, survenue huit jours après son exécution, la gangrène s'étant mise dans ses plaies, ses femmes avaient recommencé leurs cris et leurs pleurs, en sorte que le roi avait été contraint de menacer de mort toutes celles qu'il entendait pleurer. Pendant plusieurs jours, tant que le roi était dans l'alcassave, elles avaient retenu leurs soupirs, mais dès qu'il était sorti les lamentations recommençaient. Alors le roi en fit étrangler quatre sous ses yeux. À ce salutaire rappel, les délaissées revinrent à un silence exemplaire et ce fut à qui chercherait une issue, une meurtrière où grimper sur les terrasses pour essayer d'apercevoir quand même quelque chose du spectacle.
En revenant, le Grand Eunuque passa par l'appartement d'Angélique. Ses servantes achevaient de l'envelopper de voiles. Ce n'est pas elle qui aurait pleuré parce qu'on la laissait au bercail, mais le chef du sérail voulait multiplier pour la future favorite toutes les occasions de voir son futur maître sans que celui-ci la remarquât. Angélique devait donc sans cesse se mêler aux groupes de femmes qui escortaient le Sultan dans ses promenades ou ses distractions en public. Si le tyran, se tournant vers ses courtisanes, promenait un regard un peu trop pénétrant sur l'amas de cocons blancs, rosés ou verts qui l'escortaient, trois eunuques aux aguets étaient chargés de dissimuler la jeune femme, ou de l'escamoter à l'occasion. Osman Ferradji pensait, à raison d'ailleurs, que pour vaincre les réticences d'Angélique et l'initier à ses responsabilités, rien n'était meilleur que de la familiariser avec la présence et le caractère de Moulay Ismaël. Certes les violences de ce dernier pouvaient encore la choquer. Mais elle s'y ferait peu à peu. Car c'était en pleine conscience qu'elle devait accepter le maître et le rôle qu'il lui avait choisis. Angélique dut donc se mêler au groupe des femmes qui descendaient vers les jardins. L'Anglaise au teint de dragée rose apparut dévoilée, tenant par la main deux adorables petites mulâtresses aux cheveux blonds et au teint d'ambre, les jumelles qu'elle avait eues du Sultan et dont la naissance l'avait écartée du rang de première femme, laissant le titre à Leïla Aïcha, qui était mère d'un prince.