Pour marquer son rang, Leïla Aïcha parut la dernière, elle aussi dévoilée et venant de son appartement par un autre escalier que l'escalier commun. Elle avait sa garde d'eunuques personnelle et faisait porter devant elle, par une servante, le sabre du pouvoir. Son imposante stature se drapait dans des voiles rouges et bariolés. Par leurs visages nus, les deux femmes montraient à Osman Ferradji qu'elles ne se sentaient plus tenues envers lui à une stricte obéissance. Leïla Aïcha méditait depuis longtemps de faire monter au rang de Grand Eunuque du sérail le chef de ses gardes, Raminan, sa créature dévouée, un eunuque d'anthracite aux tempes parsemées des graines bleues d'un tatouage, qui était celui de la famille des Loudais alors qu'Osman Ferradji était un Harrar. La petite guerre qui se livrait dans les secrets du harem n'était autre que la suite, sous le feu couvant, de séculaires rivalités africaines. Le petit prince Zidan suivait sa mère. Il devait à sa double descendance négroïde, un rond visage de chocolat enfoui sous des turbans de mousseline crème, enrobé de satin noisette et de soie pistache ou framboise. Angélique, qu'il amusait, le surnommait : le prince Bonbon, bien que son caractère ne tînt pas d'aussi douces promesses. Du haut de ses six ans, ce jour-là, il contemplait le sabre de vrai acier que son père venait de lui donner. Enfin, ce n'était plus un sabre de bois et il pourrait couper la tête à Mathieu et Jean Badiguet, les deux petits esclaves français qui partageaient ses jeux. Il s'y essaierait dès aujourd'hui, après le spectacle.
Les deux favorites ne se voilèrent qu'en franchissant la dernière porte donnant sur les jardins du palais, où l'on risquait de rencontrer des esclaves depuis que Moulay Ismaël y faisait construire une mosquée, des bains, un amphithéâtre, et creuser un étang. Mais aujourd'hui, les chantiers étaient déserts, les outils, les échelles et les moellons gisaient parmi l'ébauche des murs édifiés, parmi le miroitement argenté des oliviers. Une rumeur lointaine et grondante parvenait au delà des premiers murs de l'alcassave. On n'en finissait plus de passer d'un compartiment à l'autre de l'immense palais que Moulay Ismaël entreprenait d'édifier pour y loger avec son impérieuse magnificence ses femmes, ses courtisans et ses esclaves. Seul le bâtiment principal, qui renfermait quarante-cinq pavillons avec chacun sa fontaine dans sa cour, était achevé et les écuries colossales et somptueuses pour 12 000 chevaux. Ensuite s'allongeait un énorme dédale de cours, de magasins, de mosquées, de jardins, certains clos étroitement de murs, d'autres se confondant avec les faubourgs de la ville. C'était de là que venait la rumeur et du camp des esclaves, où chacun avait sa case de terre battue et de roseaux, chaque nation son quartier sous la direction d'un chef et d'un Conseil.
Le groupe des femmes, étroitement entouré par les eunuques, fut pris en charge par les gardes à cheval du roi. Ils se heurtèrent au cortège royal qui arrivait, Moulay Ismaël marchant à pied sous un parasol tenu par deux négrillons. Ses principaux alcaïds l'entouraient, ainsi que ses conseillers préférés, le Juif Samuel Baïdoran, le renégat espagnol Juan di Alfero appelé Sidi Mouhady depuis son apostasie, et cet autre renégat français, Romain de Montfleur, dit Rodani, qui présidait aux magasins de guerre.
Le Sultan fit de grandes démonstrations à la vue d'Osman Ferradji qui prit place parmi les notables.
La foule arabe bouillonnait dans la touffeur ardente et des cris violents noyaient les ritournelles de flûtes et les battements de tambourins essayant de se faire jour à travers le tumulte.
Ceux qui poussaient ces cris apparurent soudain lorsque le cortège déboucha sur la place centrale de Miquenez. La foule des burnous blancs repoussés laissa à découvert sur l'esplanade une masse grise et blafarde, un grouillement de haillons et de faces blêmes et barbues qui criait férocement.
Pareils aux damnés de l'Enfer de Dante, les captifs chrétiens maintenus en respect par les Noirs, le bâton ou le fouet levés, tendaient leurs mains en direction de Moulay Ismaël. De ces cris en toutes les langues d'Europe un nom se détachait :
– Le Normand ! Le Normand ! Grâce pour Colin-le-Normand !
Moulay Ismaël fit halte, un sourire aux lèvres comme s'il se délectait de ces cris et de ces supplications au même titre que d'applaudissements. Il n'avançait plus, se maintenant à une certaine distance de la foule des esclaves, houleuse. Puis il monta sur une petite estrade avec les gens de sa suite. Ses femmes turent installées en bonne place. Angélique vit alors ce qui séparait le roi et son cortège de la masse des esclaves. C'était, au centre de la place, un trou rectangulaire large, et profond de vingt pieds environ. Le sol en était tapissé de sable blanc. Des rochers et quelques plantes du désert lui donnaient l'aspect d'un petit jardin. Une odeur âcre de fauves s'en exhalait dans l'air surchauffé : la fosse aux lions ! Des débris de carcasses dans les coins. Au fond, deux trappes fermées par des vantaux de bois dissimulaient l'orifice des couloirs menant aux cages des fauves.
Moulay Ismaël leva la main. L'un des clapets fut actionné invisiblement et glissa pour dégager une entrée.
Les esclaves se portèrent en avant d'un mouvement irrésistible qui faillit précipiter ceux des premiers rangs dans la fosse aux lions. Ils tombèrent à genoux, cramponnés des deux mains au rebord, le cou tendu vers le rectangle noir que dessinait l'ouverture béante dans la lumière.
Une forme bougea et émergea lentement. Celle d'un esclave aux mains et aux pieds chargés de lourdes chaînes. Derrière lui, la trappe se refermait. L'esclave cligna des yeux pour s'habituer à l'éclat du soleil. De l'estrade, on pouvait distinguer un homme d'une taille et d'une vigueur peu communes. La chemise et le caleçon court qui représentaient l'habillement des esclaves, découvraient ses bras et ses jambes musclés, une poitrine large comme un bouclier, velue comme celle d'un ours où brillait une médaille sainte. La barbe et les cheveux incultes étaient blonds. Dans leur broussaille couleur de paille mangeant les joues, on ne distinguait plus que la lueur de deux petits yeux bleus et rusés. De près, on aurait pu voir que sa chevelure de Viking était touchée d'argent aux tempes et que sa barbe se salissait de fils gris. C'était un homme de quarante ans et qui était esclave depuis douze ans. Un murmure courut, qui dégénéra de nouveau en clameurs :
– Colin ! Colin Paturel ! Colin-le-Normand !...
Un maigre garçon roux cria en français, penché vers lui :
– Colin, mon compagnon, bats-toi. Tue, assomme, mais ne meurs pas, NE MEURS PAS !
L'esclave, dans la fosse aux lions, leva ses deux mains massives d'un geste apaisant. Angélique vit à cet instant les trous sanglants au creux de ses paumes et se souvint que c était lui l'homme qui avait été crucifié sur la Porte Neuve. D'un pas tranquille, en se dandinant légèrement, il s'avança jusqu'au centre de la fosse et leva la tête vers Moulay Ismaël.