Mais elle n'était qu'une esclave enfermée dans un harem, dont la vie était aussi en jeu. Elle aperçut une femme qui se penchait, l'oreille tendue vers les appartements du roi. Ses longues tresses blondes pendaient. C'était l'Anglaise, Daisy. Angélique s'approcha d'elle. Elle se sentait de sa race parmi les trop brunes Orientales, Espagnoles et Italiennes. C'était la seule blonde avec la pauvre Islandaise, inutilisable et qui n'en finissait plus de mourir. Elles ne s'étaient encore jamais parlé. Cependant quand elle s'approcha, l'Anglaise lui mit un bras autour des épaules. Et sa main était glacée. De là aussi, on « entendait ».
À un gémissement plus inhumain, Angélique répondit par un gémissement sourd. L'Anglaise l'étreignit. Elle murmura en français :
– Oh ! pourquoi, pourquoi n'a-t-elle pas bu le poison que Leïla Aïcha lui a envoyé ? Je ne peux m'habituer à ces choses !
Elle parlait le français avec un fort accent mais assez couramment, car elle étudiait les langues pour se distraire, ne parvenant pas à céder à la paresse intellectuelle des autres courtisanes. Longtemps, Osman Ferradji avait aussi misé sur cette chrétienne nordique, sans passions, mais Leïla Aïcha la lui avait prise.
Ses yeux clairs cherchèrent le visage d'Angélique.
– Il vous fait peur, n'est-ce pas ?... Pourtant vous êtes une femme dure comme un sabre. Quand Leïla Aïcha vous regarde, elle dit que vous portez des couteaux dans vos yeux... La Circassienne prenait la place qu'Osman Ferradji vous réserve... Et vous tremblez de son supplice ?...
– Mais enfin, que lui font-ils ?
– Oh ! l'imagination du seigneur n'est pas à court pour inventer des supplices raffinés. Savez-vous comment il a fait périr Mina Varadoff, la belle Moscovite qui lui avait parlé avec insolence ? En lui coupant les seins avec le couvercle d'un coffre sur lequel il fit peser deux bourreaux. Et ce n'est pas la seule femme qu'il a fait torturer ainsi... Regardez donc mes jambes.
Elle releva le bas de son sarroual. Ses pieds et ses chevilles portaient les traces rosés et boursouflées d'affreuses brûlures.
– On m'a plongé les pieds dans l'huile bouillante pour me faire apostasier. Je n'avais que quinze ans. J'ai cédé... Et l'on aurait dit qu'il m'aimait doublement de la résistance que je lui avais opposée. J'ai connu des jouissances merveilleuses entre ses bras...
– Est-ce de ce monstre que vous parlez ?
– Il a besoin de faire souffrir. C'est chez lui une forme de luxure... Chut ! Leïla Aïcha nous observe.
L'énorme négresse se tenait debout au seuil d'une porte.
– La seule, l'unique femme qu'IL aime, chuchota Daisy avec un mélange de rancœur et d'admiration. Il faut être AVEC elle. Alors il ne vous arrivera rien de fâcheux... Mais méfiez-vous du Grand Eunuque, ce tigre doucereux et implacable...
Angélique s'enfuit, suivie du regard des deux femmes. Elle se réfugia dans son appartement. Fatima et les servantes lui présentèrent en vain des pâtisseries et du café. Sans cesse, elle les envoyait aux nouvelles : la Circassienne était-elle morte ? Non. Moulay Ismaël ne se rassasiait pas de ses tortures et les pires précautions étaient prises pour que la mort ne survînt pas trop vite.
– Oh ! que la foudre tombe sur ces démons ! disait Angélique.
– Mais ce n'était ni ta fille ni ta sœur, s'étonnaient les servantes.
Elle finit par s'anéantir sur son divan, les mains sur les oreilles, des coussins par-dessus la tête. Quand elle émergea, la lune se levait. Le silence régnait. Elle crut voir passer dans la galerie le Grand Eunuque faisant sa ronde. Elle se précipita et descendit à sa rencontre.
– Elle est morte, n'est-ce pas ? cria-t-elle. Ah ! pour l'amour du ciel, dites-moi qu'elle est morte !
Osman Ferradji regarda avec perplexité ces mains suppliantes, ce visage défait par l'angoisse.
– Oui, elle est morte, dit-il. Elle vient d'expirer...
Angélique poussa un soupir de soulagement qui ressemblait à un sanglot.
– Pour une orange ! POUR UNE ORANGE ! Et voilà le sort que vous me réservez, Osman Bey. Vous voudriez que je devienne SA favorite pour qu'il me fasse mourir ainsi dans les supplices, au moindre geste.
– Non, cela ne pourra t'arriver. Je te protégerai.
– Vous ne pouvez rien contre la volonté de ce tyran !
– Je peux beaucoup... Presque tout.
– Alors pourquoi ne l'avez-vous pas protégée, elle ? Pourquoi ne l'avez-vous pas défendue ?
Un étonnement peiné parut sur le visage du Grand Eunuque.
– Mais... elle n'était guère intéressante, Firouzé. C'était une toute petite cervelle. Avec un beau corps certes, une science instinctive de l'amour et déjà perverse. C'est par ce côté qu'elle s'attachait Moulay Ismaël. Il commençait même à avoir beaucoup trop de goût pour elle. Il le savait et lui en voulait. Sa colère a été bonne conseillère. L'exécution d'aujourd'hui l'a débarrassé d'une obsession qui l'avilissait... et laisse la place libre pour toi !...
Angélique se recula jusqu'à sa couche, le revers de sa main sur ses lèvres.
– Vous êtes un monstre, dit-elle à mi-voix. Vous êtes tous des monstres. Vous me faites horreur !
Elle se rejeta sur les coussins, secouée d'un tremblement convulsif. Un peu plus tard Fatima-Mireille se présenta avec un bol de tisane calmante que le Grand Eunuque l'avait chargée de porter. Avec le bouillon, elle ramenait des cuisines des détails tout chauds sur les divers supplices qu'avait subis la Circassienne et brûlait d'en faire le récit horrifié à sa maîtresse. Mais, dès les premiers mots, celle-ci la gifla et piqua une crise de nerfs dont la vieille Provençale eut bien de la peine à venir à bout.
Chapitre 16
Elle écoutait la nuit. À l'intérieur du harem, les bruits s'étouffaient. Chacune des femmes devait rentrer dans son pavillon ou son appartement. Assez libres d'aller et venir, le jour, d'un patio à l'autre et de se rendre visite, la nuit elles demeuraient chez elles, sous la garde d'un eunuque et de leurs servantes noires. Qui aurait osé passer outre à ces prescriptions ? La nuit, la panthère Alchadi était lâchée en liberté. Toute imprudente, qui aurait par hasard échappé à la surveillance des gardes, risquait de se trouver soudain en face du félin qui avait été dressé à bondir sur les silhouettes féminines.
Que de petites servantes maures, envoyées par leurs maîtresses aux cuisines pour leur chercher telles ou telles gourmandises dont elles voulaient sur-le-champ, étaient ainsi égorgées ! Le matin, deux eunuques qui avaient élevé le félin galopaient à travers le palais, à sa recherche. Lorsqu'il était enfin rattrapé, ils sonnaient d'une sorte de trompe « Alchadi est enchaînée ». Alors seulement chacune respirait et le harem commençait à s'animer. Une seule femme trouvait grâce devant la panthère : Leïla Aïcha, la magicienne. L'énorme négresse ne craignait ni les fauves, ni le roi, ni ses rivales. Elle ne craignait qu'Osman Ferradji, le Grand Eunuque. C'est en vain qu'elle convoquait contre lui ses sorciers et leur faisait préparer des charmes. Le Grand Eunuque y échappait car lui aussi possédait la Science de l'Invisible.
Angélique regardait du bord de son balcon la flamme sombre des cyprès dressés sur la pâleur des murs. Ils jaillissaient de la petite cour intérieure, d'où montait leur parfum amer et celui des rosés, et le bruit du jet d'eau.
Cette cour fermée serait désormais tout son horizon ! De l'autre côté, du côté où se trouvaient la vie et la liberté, les murs étaient aveugles. C'étaient les murs d'une prison. Et elle en arrivait à envier les esclaves, hommes certes affamés et accablés de travaux, mais qui pouvaient aller et venir de l'autre côté de ce mur. Eux se plaignaient d'être contraints et dans l'impossibilité de sortir de Miquenez et de gagner le bled.