Mais pour Angélique, il lui semblait que si elle arrivait à franchir ce mur clos du harem, le reste de l'évasion ne serait que facilité. Il y avait d'abord l'impossibilité de gagner des complicités au-dehors. C'était miracle qu'elle ait pu, grâce à l'indulgence très calculée du Grand Eunuque, parler deux rois à Savary.
Il pouvait organiser l'évasion du dehors, elle seule pourrait s'échapper du harem. Et son esprit inventif se trouvait en défaut, se heurtait à trop d'obstacles sournois. D'abord, tout semblait facile. Tout était dur et cruel, en fait.
La nuit : la panthère. Le jour et la nuit : les eunuques, qu'aucune passion ne pouvait affaiblir, dressés aux portes dans le clair de lune avec leurs lances, ou faisant la ronde, au sommet des terrasses, le yatagan en main. Immuables ! Implacables !
Les servantes ? Angélique s'interrogeait. La vieille Fatima l'aimait bien et lui était profondément dévouée. Mais ce dévouement n'irait pas jusqu'à aider sa maîtresse dans une aventure où elle risquerait elle-même, si elle échouait, la mort, et qu'elle jugeait pour sa part stupide. Angélique lui avait demandé un jour de faire passer un petit papier à Savary. La vieille s'était défendue de son mieux. Si on la surprenait avec un papier de la part d'une concubine du roi pour un esclave chrétien, elle serait jetée au feu comme un vieux fagot. Pour le moins !
Quant à l'esclave chrétien ; on n'osait pas imaginer ce que serait son sort. Craignant pour Savary, Angélique n'insista pas.
Mais elle ne savait plus que faire. Parfois, pour se rendre courage, elle évoquait ses deux petits garçons chrétiens, si lointains : Florimond et Charles-Henri, mais cela ne suffisait plus à stimuler sa volonté. Elle ne pouvait franchir tant d'obstacles pour les rejoindre !
Elle pensait que l'odeur des rosés était exquise et que la timide mélodie d'un ukele, dont une petite esclave maure pinçait les cordes un peu plus loin pour endormir sa maîtresse, semblait la voix même de cette nuit pure. Pourquoi lutter ? Il y aurait de la « bestilla » demain, ce gâteau feuilleté a la finesse de dentelle recelant la surprise d'un hachis de pigeons où le poivre lutte avec la cannelle et le sucre... Et elle avait aussi terriblement envie d'une tasse de café. Elle savait qu'elle n'avait qu'à frapper dans les mains pour que la vieille provençale, ou la négresse qui l'assistait, ranimât les charbons ardents d'un réchaud de cuivre et fît bouillir l'eau toujours prête dans la bouilloire étincelante.
L'arôme du noir breuvage dissiperait son angoisse et lui ramènerait comme un songe apaisant le souvenir d'une heure étrange qu'elle avait connue à Candie. Alors Angélique mettait ses bras sous sa nuque et rêvait... Sur la mer bleue, il y avait un navire blanc, penché comme une mouette sous le vent... Un homme qui l'avait achetée le prix d'un navire ! Cet homme qui l'avait follement voulue pour lui, où était-il ? Se souvenait-il encore de la belle captive qui lui avait échappé ? Pourquoi avait-elle fui ? se demandait-elle maintenant. Certes, c'était un pirate, mais c'était aussi un homme de sa race. Certes, c'était un homme inquiétant, peut-être hideux sous son masque, mais il ne lui avait pourtant inspiré aucune crainte... À partir de l'instant où son regard obscur et magnétique avait capté le sien, elle avait su qu'il n'était pas venu pour la prendre mais pour la sauver. Elle savait maintenant de quoi : de sa propre folie imprudente. Folie naïve de s'être imaginé qu'en Méditerranée une femme seule pouvait être libre de son destin. Or, elle n'était libre – et encore – que de choisir son maître. Et pour avoir refusé celui-là, elle était tombée entre les mains d'un autre, combien plus implacable.
Angélique versa des larmes amères, sentant peser sur elle son double esclavage de femme et de captive.
– Prends donc du café, chuchota la Provençale, cela ira mieux après. Demain, je te porterai de la bestilla toute chaude. Les marmitons font déjà la pâte aux cuisines... Le ciel verdissait au-dessus de la pointe noire des cyprès. Portée par les ailes de l'aube, du haut des minarets, la voix plaintive des muezzins appelait les fidèles à la prière et dans les couloirs du harem les eunuques couraient, appelant Alchadi la panthère.
Chapitre 17
Un jour, tout près de son appartement mais dissimulée par un recoin du mur, Angélique regarda par une meurtrière de la façade aveugle qui donnait du coté de la ville. C'était une fenêtre en forme de serrure, trop étroite pour qu'elle pût s'y pencher, trop élevée pour qu'elle pût appeler quiconque, mais qui donnait sur une vaste place, où passait beaucoup de monde.
Désormais, elle y restait de longues heures. De là elle voyait les esclaves chrétiens s'épuisant aux incessants travaux de Moulay Ismaël. Il bâtissait, bâtissait. Pour n'avoir, semblait-il, que la satisfaction de démolir pour rebâtir encore. Ses procédés de bâtisseur permettaient une grande rapidité d'exécution. Il faisait faire du mortier avec une terre graveleuse, de la chaux et un peu d'eau, et la faisait battre fortement entre deux planches écartées l'une de l'autre, de l'épaisseur de la muraille à élever. Les briques et la pierre n'étaient employées qu'aux jambages et aux linteaux des portes. Ce fut vite pour Angélique un spectacle très familier que celui de ces chantiers dont elle n'apercevait qu'un coin au bord de la place. Les chaouchs noirs aux bâtons sans cesse levés sur l'échine des captifs, ceux-ci poursuivaient leurs tâches sans relâche sous l'implacable soleil. Et souvent apparaissait Moulay Ismaël, surgissant à cheval ou à pied sous son parasol, suivi de ses alcaïds.
Alors le morne tableau s'animait. Angélique se laissait prendre au piège de sa curiosité d'oisive forcée.
Moulay Ismaël paraissait et tout de suite il se passait quelque chose. C'était Colin Paturel venant lui demander de célébrer demain la fête de Pâques en ne travaillant pas, et le Sultan lui faisant donner cent coups de bâton sur-le-champ. C'était un esclave abattu par lui d'un coup de mousquet parce qu'il se reposait un peu, ne l'ayant pas aperçu, et qu'il faisait dégringoler du haut de la muraille de trente pieds. C'étaient deux ou trois gardes noirs décapités de sa main parce qu'il les rendait responsables de la lenteur des travaux.
Elle n'entendait ni les voix ni les paroles. Le théâtre de la petite meurtrière jouait pour elle de courtes scènes, tragiques jusqu'au burlesque dans leurs mimiques silencieuses. Des marionnettes qui tombaient, fuyaient, suppliaient, qui frappaient, qui grimpaient le long des échelles et des échafaudages, qui ne s'arrêtaient jamais qu'avec l'ombre du soir. À cette heure, la place blanche voyait se prosterner les Musulmans le front dans la poussière, tournés vers La Mecque, la ville du tombeau du Prophète. Les esclaves regagnaient leurs quartiers ou les prisons souterraines des mazmores.
Angélique finissait par en reconnaître quelques-uns. Sans savoir leurs noms elle distinguait leurs races : les Français qui pouvaient accueillir un coup de bâton avec le sourire et se mettaient souvent à discourir avec leurs noirs geôliers jusqu'à ce que ceux-ci, ahuris sans doute de leurs arguments, les laissassent faire ce qu'ils voulaient : se reposer un peu, fumer une pipe à l'ombre de la muraille.
Les Italiens qui savaient chanter. Chanter dans la poussière âcre de la chaux vive et des moellons. On voyait bien qu'ils chantaient, parce que leurs compagnons s'arrêtaient pour les écouter. Les Italiens prenaient aussi des colères noires, quitte à y laisser leur vie. Les Espagnols se remarquaient par la condescendance hautaine avec laquelle ils maniaient la truelle et ne se plaignaient jamais de l'ardeur du soleil, ni de la faim ni de la soif. Par contre, les Hollandais accomplissaient avec soin leur besogne, ne se mêlant pas des querelles, vivant les uns près des autres. On reconnaissait les Protestants à cette même sérénité sévère. Les Catholiques et les Schismatiques se haïssaient cordialement et se livraient à de vraies batailles de chiens enragés que les bâtons des « chaouchs » séparaient difficilement. Les gardes en étaient souvent réduits à aller chercher Colin Paturel, dont l'autorité ramenait vite le calme.