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Le Normand était toujours chargé de chaînes. Il avait fréquemment les bras et le dos couverts de plaies sanglantes dues aux flagellations et bastonnades que son audace à réclamer justice lui occasionnait. Il n'en chargeait pas moins sur son échine herculéenne de pesants sacs de chaux, montait ainsi, avec ses chaînes ballantes, les degrés des échelles jusqu'au plus haut sommet des constructions. Il prenait les charges des plus faibles et personne n'osait rien lui dire. Un jour, des chaînes de ses poignets rassemblées dans une main, il assomma l'un des Noirs qui s'acharnait sur le chétif Jean-Jean de Paris. Les gardes accourus le sabre en main reculèrent : c'était Colin-le-Normand ! Seul le roi avait le droit de le châtier.

Lorsque celui-ci vint le soir sur les travaux des esclaves, comme il en avait l'habitude, il posa sa lance sur la poitrine de l'esclave.

Angélique croyait entendre le fatidique :

– Maure ? Fais-toi Maure !

Colin Paturel secouait la tête négativement. Allait-il s'effondrer là, expirer enfin, l'invincible géant blond, en butte depuis des années à une persécution dont il aurait dû cent fois mourir ? Azraël allait-il enfin saisir sa proie ?

Angélique se mordait les poings. Elle avait envie de lui crier, en français, d'apostasier, et ne comprenait pas l'espèce d'entêtement qui maintenait l'homme en face de son bourreau, la mort sur son cœur.

Moulay Ismaël jeta enfin sa lance de côté avec colère. Angélique sut plus tard qu'il avait dit : « Ce chien veut donc être damné ! »

L'entêtement de Colin Paturel à vouloir brûler parmi les démons et à refuser le Paradis des Croyants causait au roi du Maroc une amertume proche du chagrin. Angélique soupira de soulagement derrière ses murs et alla boire une tasse de café pour se remettre. Avec étonnement, elle s'interrogeait sur ces milliers de captifs, la plupart de braves gens ordinaires, des gars de mer de tous les pays du monde, qui trouvaient le courage de braver la mort ou des années de captivité pour un Dieu dont ils ne se souciaient peut-être guère du temps de leur liberté. Si l'un de ces misérables, affamés, torturés, désespérés apostasiait, il avait aussitôt de quoi manger. Une vie confortable, une charge honorable et autant de femmes que Mahomet en permettait à ses fidèles. Et il y avait certes beaucoup de renégats dans Miquenez et en Barbarie, mais peu en regard des centaines de milliers de captifs qui passaient aux mains des sultans depuis des générations.

Ce qu'Angélique contemplait du haut de sa meurtrière, c'est ce qu'un homme peut tirer de mieux de sa pauvre carcasse tentée. Eux ne le savaient même pas ! Ils travaillaient, ils souffraient, ils espéraient...

Par la fenêtre Angélique vit passer un convoi de nouveaux captifs envoyés au roi par les corsaires de Salé. Ils n'avaient pas mangé depuis huit jours. Leurs vêtements fripés et salis n'avaient pas eu encore le temps de ressembler aux uniformes loqueteux des esclaves. On distinguait les dorures du grand seigneur sur son habit et Te gilet rayé du matelot. Bientôt, ils seraient tous frères : chrétiens captifs en Barbarie. Et certains avaient dû porter les têtes de leurs camarades morts en chemin, les gardes craignant d'être accusés de les avoir vendus pour leur compte.

Là aussi, au centre de cette place où le soleil de feu projetait des ombres couleur d'indigo, dans leur intensité, un lieu pour créer des mirages, Angélique aperçut un matin le personnage le plus étonnant, le plus incongru qu'elle se fût attendue à voir : un homme en habit et qui portait perruque. Ses hauts talons et ses souliers à boucles ne témoignaient pas d'une longue marche, ses manchettes étaient propres.

Il fallut qu'un alcaïd s'approchât du personnage avec trois salutations pour qu'elle fût persuadée qu'elle ne rêvait pas.

Alors elle se précipita à l'intérieur pour envoyer une servante demander de quoi il s'agissait. Puis elle réfléchit que cela trahirait son poste d'observation. Elle dut donc attendre que la nouvelle se répandît d'elle-même... ce qui vint vite. L'envoyé extraordinaire à la perruque n'était autre qu'un honnête marchand français de Salé, le sieur Bertrand, qui, à titre d'ancien résident sur les côtes du Maroc, s'était chargé de venir annoncer à Miquenez l'arrivée des Pères de la Rédemption tant réclamée. Bon Chrétien, désireux de venir en aide à ses frères malheureux, le marchand avait mis son expérience du pays et des Marocains au service des Rédemptionnistes, qui débarquaient pour la première fois dans le royaume jalousement clos de Moulay Ismaël. Les religieux arrivaient avec leurs présents et leurs lettres de recommandation, par petites étapes, montés sur des ânes.

Ce fut aussitôt l'effervescence parmi les captifs. Les gens de mer. dont certains avaient déjà subi plusieurs esclavages en Alger ou à Tunis et n'en étaient sortis que par l'intervention des pères, aimaient ces religieux, qu'ils appelaient aussi les Mathurins, ou les Frères-aux-ânes, car on s'était habitué à les voir courageusement s'enfoncer à l'intérieur des terres, jusque dans les douars les plus éloignés, pour racheter les captifs. Mais l'accès du Maroc leur avait été interdit depuis quinze ans.

Ce n'était pas une mince victoire qu'avait obtenue Colin Paturel en faisant céder l'humeur bizarre du roi sur ce point.

Ils arrivaient. Le vieux Caloëns, le doyen des captifs, avec ses 70 ans et ses vingt années de bagne, s'écroula à genoux et remercia le ciel. Enfin, il entrevoyait la liberté ! Ses compagnons s'étonnaient car le vieux Caloëns, jardinier du roi dont il soignait avec amour les gazons, avait toujours paru très heureux de son sort. Il expliqua que c'était vrai et qu'il ne quitterait pas la terre du Maroc sans verser de larmes, mais il devait partir car il devenait chauve. Or, le Roi n'aimait pas les chauves. Quand il en apercevait un, il lui courait sus et lui fracassait le crâne avec le pommeau de cuivre de sa grosse canne. Le vieux Caloëns, si vieux qu'il fût, n'avait pas encore envie de mourir, surtout de cette façon-là. Les Frères-aux-ânes arrivaient. Le roi laissa aller tous les esclaves à leur rencontre, avec des palmes vertes en signe de bienvenue.

*****

Angélique n'y put tenir. Pour la première fois elle demanda au Grand Eunuque de lui accorder une faveur : celle d'assister à l'audience que Moulay Ismaël donnerait aux religieux français. Osman Ferradji ferma à demi ses longs yeux de chat, parut supputer ce que pouvait cacher cette demande et l'accorda.

Il fallut attendre longtemps, la Mission avait été logée dans le quartier des Juifs et y resta enfermée une semaine, sous prétexte qu'il n'était point permis aux Pères de faire la moindre visite avant d'avoir été reçus par le roi.

Les alcaïds, les ministres, les renégats haut placés vinrent visiter les présents des pauvres Pères et tâter de l'argent qu'ils pourraient obtenir d'eux. Enfin, un matin, la captive française reçut avis de se préparer pour la promenade. Osman Ferradji la conduisit jusqu'à sa chaise à rideaux rouges attelée d'une mule et solidement escortée. Le véhicule franchit plusieurs enceintes. À la porte qui donnait sur l'esplanade de l'alcassave, le Grand Eunuque fit arrêter la chaise. Angélique pouvait voir à travers l'entrebâillement des rideaux.

Le roi était déjà installé, assis à terre les jambes nues et croisées, avec des babouches jaunes à ses pieds. Ce jour-là, ses habits et son turban étaient verts, signe de son excellente humeur. Il se couvrait la bouche d'un pan de son burnous et cela donnait un éclat intense à son regard. Lui aussi était curieux de voir de près les prêtres chrétiens et avide de contempler les présents qu'ils lui avaient apportés. Le renégat Rodani lui avait affirmé qu'il y avait deux horloges. Mais surtout, Moulay Ismaël se concentrait pour livrer un assaut qui lui tenait à cœur. S'il pouvait arracher l'impiété du cœur de ces « pappas » qui sont les imans des religions chrétiennes, quelle victoire pour Allah ! Il avait bien préparé son discours ; i ! se sentait plein de feu et de conviction.