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– Tout va bien, chuchota Savary, le regard rayonnant derrière ses lunettes.

– Avez-vous encore trouvé un gisement de moumie minérale ? interrogea Angélique avec un pâle sourire.

Elle le regardait avec attendrissement. Il ressemblait de plus en plus aux lutins barbus et malicieux qui viennent danser autour des tables de pierre dressées dans les champs du Poitou. Elle n'était pas loin de croire que Savary n'était autre qu'un des vieux génies de son enfance qu'elle avait si longtemps guettés dans l'herbe humide de rosée et qui la suivait fidèlement pour la protéger.

– Six esclaves vont risquer une évasion. Leur plan est parfait. Ils ne vont pas se lier avec des métadores qui trop souvent trahissent ceux qu'ils doivent emmener en terre chrétienne. Ils ont rassemblé les renseignements d'esclaves évadés et qui avaient été repris. Ils ont tracé la route jusqu'à Ceuta, les chemins qu'il faut suivre et ceux qu'il faut éviter. Le temps propre pour fuir sera dans un ou deux mois. C'est la saison des équinoxes parce que les Maures ne couchent plus dans la campagne, n'ayant ni blé ni fruits à garder. Il ne faut voyager que la nuit. Je les ai persuadés d'emmener une femme avec eux. Ils ne voulaient pas. On n'a jamais vu une femme s'évader, une femme fugitive. Je leur ai fait remarquer que précisément votre présence les protégerait, car si l'on aperçoit la présence d'une femme parmi eux, on pensera qu'il s'agit de marchands et non de captifs chrétiens.

Angélique lui serra la main avec effusion.

– Oh ! mon cher Savary, et moi qui vous accusais de m'abandonner à mon triste sort !

– Je tissais ma toile, dit le vieil apothicaire, mais tout n'est pas dit. Il faut que vous puissiez sortir de la forteresse. J'ai étudié toutes les issues qui du harem s'ouvrent hors de l'alcassave ; il y a du côté Nord, sur l'une des façades qui donne sur une colline d'immondices, non loin du cimetière des Juifs, une petite porte qui n'est pas toujours gardée. Je me suis informé près des servantes. Elle donne sur une cour appelée « cour du secret », à deux pas d'un escalier qui communique avec le harem. C'est par là que vous pourriez en sortir. L'un des conjurés vous attendrait au-dehors une nuit. Maintenant, il faut savoir que cette petite porte ne s'ouvre que de l'extérieur et que deux personnes seulement en ont la clef : le Grand Eunuque et Leïla Aïcha. Cela leur permet des retours impromptus alors qu'on les a vus sortir en grande pompe par-devant... Vous arriverez bien à leur subtiliser cette clef et à la faire passer à l'un de nous, qui viendra vous ouvrir...

– Savary, soupira Angélique, vous avez tellement l'habitude de soulever les montagnes que tout vous semble simple. Subtiliser une clef au Grand Eunuque, affronter la panthère !...

– Vous avez bien une servante dont vous êtes sûre ?

– C'est-à-dire... je ne sais...

Maître Savary subitement posa un doigt sur ses lèvres. Il s'éloigna avec une vivacité de furet, sa vannerie à demi pleine de dattes sous le bras. Angélique entendit un galop de cheval se rapprocher. Moulay Ismaël surgit d'une allée transversale, son burnous jaune flottant au vent, et suivi de deux alcaïds. Il s'arrêta en apercevant entre les arbres la chaise aux rideaux rouges. Savary renversa son panier au milieu de l'allée et se mit à pousser des lamentations.

L'attention du Sultan se détourna vers lui. Il vint au petit pas de son cheval. La maladresse et la terreur feinte du vieil esclave excitaient son impérieux besoin de tourmenter.

– Oh ! n'est-ce pas le petit « santon » chrétien d'Osman Ferradji ? On raconte des merveilles sur toi, vieux sorcier. Tu soignes admirablement mon éléphant et ma girafe.

– Sois remercié de ta bonté, Seigneur, chevrota Savary en se prosternant.

– Relève-toi. Il n'est pas bon qu'un « santon », qui est un être sacré par lequel parle Dieu, se tienne dans des postures humiliantes.

Savary se redressa et reprit son panier.

– Attends !... Je te dirai qu'il ne me plaît pas qu'on t'attribue le titre de santon, à toi qui demeures dans l'erreur de tes infâmes croyances. Si tu as des secrets magiques, ils ne peuvent venir que de Satan. Fais-toi Maure et je t'attacherai à moi pour me traduire mes songes.

– J'y réfléchirai, Seigneur, affirma Savary.

Mais Moulay Ismaël était d'humeur mauvaise. Il leva sa lance et raccourcit son bras, prêt à frapper.

– Fais-toi Maure, répéta-t-il, menaçant. Maure !... Maure !...

L'esclave fit mine de ne pas entendre. Le roi le frappa une première fois. Le vieux Savary tomba à demi et porta les doigts à son flanc, où suintait le sang. De l'autre main, tremblante, il redressa ses lunettes, et leva alors vers le Sultan un regard brillant d'indignation :

– Maure ?... Un homme comme moi ! Pour qui me prends-tu, Seigneur ?...

– Tu insultes la religion d'Allah ! rugit Moulay Ismaël en lui enfonçant de nouveau le fer de sa lance dans le ventre.

Savary l'y arracha et chercha à se redresser pour fuir. Il réussit à peine quelques pas en titubant, mais Moulay Ismaël le suivait à cheval, répétant : « Maure ? Maure ? » et chaque fois le perçant de sa lance.

Le vieillard s'écroula de nouveau.

Horrifiée, Angélique regardait l'affreuse scène, entre ses rideaux. Elle mordait ses doigts pour ne pas crier. Non ! elle ne pouvait pas laisser ainsi massacrer son vieil ami. Elle s'élança hors de la chaise et courut comme une folle, s'accrocher à l'arçon de Moulay Ismaël.

– Arrête, Seigneur, arrête ! supplia-t-elle en arabe, Pitié, c'est mon père !...

Le Sultan demeura la lance levée, stupéfait de l'apparition de cette femme splendide et inconnue, dont les cheveux dénoués s'épandaient comme une nappe dans un rayon de soleil. Il baissa le bras.

Angélique hagarde s'élança vers Savary. Elle souleva le petit vieillard, si fluet qu'elle ne sentait pas son poids, et le traîna jusqu'au pied d'un arbre pour l'y appuyer. Sa vieille robe était toute poissée de sang. Ses lunettes étaient brisées. Elle les lui ôta doucement. Les taches rouges s'élargissaient, envahissant l'étoffe usée de la robe et Angélique voyait avec effroi le teint du vieillard blanc comme le suif, sur lequel ressortait sa petite barbe rouge teinte au henné.

– Oh ! Savary ! dit-elle, la voix hachée par les battements de son cœur, oh mon cher vieux Savary, je vous en supplie, ne mourez pas !

La dame Badiguet qui avait assisté de loin au drame se précipita vers sa maison pour y chercher un remède.

La main de Savary tâtonna pour trouver dans un repli de vêtement un petit morceau de terre noire et visqueuse. Ses yeux troubles aperçurent Angélique.

– La moumie !... dit-il. Hélas ! Madame, PERSONNE ne connaîtra plus le secret de la terre.... Il n'y avait que moi qui savais... et je m'en vais... je m'en vais.

Ses paupières prirent une teinte plombée.

La femme du jardinier revenait, portant un breuvage de graines de tamaris additionné de cannelle et de poivre.

Angélique le porta aux lèvres du vieillard. Il parut humer la vapeur brûlante. Un sourire s'ébaucha.

– Ah ! les épices ! murmura-t-il, l'odeur des voyages heureux... Jésus, Marie, recevez-moi...

Ce fut sur ces mots que le vieil apothicaire de la rue du Bourg-Tibourg expira. Sa tête chenue s'inclina et il rendit l'âme.

Angélique tenait entre ses mains les mains devenues inertes et froides.

– Ce n'est pas possible, répétait-elle égarée, ce n'est pas possible !

Ce n'était pas l'agile et invincible Savary qui gisait là comme un pitoyable pantin brisé dans la lumière d'émeraude de la palmeraie !

C'était un mauvais rêve ! Un de ses tours de génial baladin !... Il allait reparaître, lui chuchoter « Tout va bien, madame ».

Mais il était mort, percé de coups de lance.