Le Grand Eunuque renversa la tête en arrière et se permit de rire, ce qui lui arrivait rarement.
– Je m'en doute, fit-il. Sais-tu seulement, sotte, qu'il y a plusieurs manières de fouetter ? Des coups appliqués d'une certaine façon arrachent des lambeaux de chair à chaque fois et d'autres effleurent à peine la surface de la peau, suffisamment pour la faire saigner et offrir le spectacle impressionnant de l'autre jour. Il y a aussi des fouets dont les lanières ont été trempées dans des narcotiques et dont l'attouchement engourdit la plaie et communique au patient un abrutissement bienfaisant. Ce n'était pas si terrible ?... Pardi ! Mais j'avais donné des ordres pour te ménager.
Angélique passa par des sentiments divers et sa surprise finit par dominer sa vexation d'avoir été dupée.
– Oh ! pourquoi avez-vous fait cela pour moi, Osman Bey ? demanda-t-elle avec gravité. Je vous avais pourtant déçu. Espériez-vous que je me raviserais encore ? Non. Je ne me raviserai jamais. NON. Je ne céderai jamais. Vous savez bien que c'est IMPOSSIBLE !
– Certes, je le sais, dit le Grand Eunuque avec amertume.
Ses traits hiératiques s'affaissèrent et il eut, fugitive, cette expression de singe triste des Noirs accablés par le Destin.
– J'ai éprouvé la force de ton caractère... Tu es comme le diamant. Rien ne te brisera.
– Alors pourquoi ?... Pourquoi ne pas m'abandonner à mon triste sort ?
Il se mit à branler la tête de plus en plus rapidement.
– Je ne peux pas... Je ne pourrai jamais voir Ismaël te massacrer. Toi la plus belle et la plus parfaite des femmes. Je ne crois pas qu'Allah ait créé souvent un être semblable à toi. Tu es La Femme, en vérité. Enfin je t'ai trouvée, après tant de recherches sur les marchés du monde !... Je ne laisserai pas Moulay Ismaël te détruire !
Angélique se mordait les lèvres avec perplexité. Il vit son regard incertain et dit avec un sourire :
– Ces propos te semblent étranges, venant de moi. Je ne puis te désirer en effet, mais je puis t'admirer. Et peut-être as-tu inspiré mon cœur... Un cœur ? Lui qui avait suspendu le cheik Abd-el-Kharim au-dessus du feu et qui avait conduit sans sourciller la petite Circassienne au supplice ?...
Il se mit à parler d'une voix lente et méditative.
– C'est ainsi. J'aime l'accord de ta beauté et de ton esprit... La perfection avec laquelle ton corps reflète ton âme. Tu es un être noble et fantasque... Tu connais les pièges de la femme, tu as sa cruauté et ses ongles pointus et tu as su garder pourtant la tendresse des mères !... Tu es changeante comme l'horizon et immuable comme le soleil... Tu sembles t'adapter à tout et tu restes cependant naïvement latine dans ta volonté braquée sur un seul but... Tu ressembles à toutes les femmes et tu ne ressembles à aucune... J'aime les promesses non encore écloses derrière ton front sage, les promesses de ta vieillesse...
« J'aime aussi que tu aies pu désirer follement Moulay Ismaël, impudique comme Jézabel et que tu aies essayé de le tuer, comme Judith tua Holopherne. Tu es la jarre précieuse où le Créateur semble avoir versé les trésors universels de la féminité... Il conclut :
– Je ne peux pas te laisser détruire. Dieu me punirait !
Angélique l'avait écouté, un faible sourire sur ses lèvres pâlies.
« Si un jour l'on me demande, songea-t-elle, quelle a été la plus belle déclaration d'amour que j'ai reçue dans ma vie, je répondrai : Ce fut celle du Grand Eunuque Osman Ferradji, gardien du harem de Sa Majesté le sultan du Maroc. »
Un immense espoir se levait en elle. Elle fut sur le point de lui demander de l'aider à s'enfuir. Une prudence instinctive la retint cependant. Elle avait trop pénétré les lois implacables du sérail pour savoir que la complicité du Grand Eunuque était une utopie. Il fallait être naïvement latine, comme il disait, pour l'envisager.
– Alors que va-t-il se passer ?... demanda-t-elle.
Les yeux du Noir regardaient au loin, à travers la muraille.
– Il y a encore trois semaines avant la nouvelle lune.
– Que peut-il se passer avant la nouvelle lune ?
– Comme tu es impatiente ! Ne peut-il se passer mille et mille choses en trois semaines, alors qu'Allah d'un signe peut détruire le monde dans la seconde qui va suivre nos paroles !... Firouzé, cela te plairait-il de respirer l'air frais de la nuit du haut de la tour Mazagreb ?... Oui. Alors suis-moi, je vais te montrer les étoiles.
*****
L'observatoire du Grand Eunuque se trouvait au sommet de la tour Mazagreb, moins haute que les minarets, mais plus élevée que les murailles. Entre les merlons pointus, on voyait luire le bled désertique tacheté par les houppes sombres de quelques oliviers et, plus loin, nu et pierreux sous la lune.
La puissante lunette d'astronome, le sextant, les compas, les globes et tous les beaux instruments de précision accrochaient dans leurs cuivres et leurs vernis le reflet de l'astre nocturne et celui des étoiles particulièrement brillantes sur un ciel qu'aucune vapeur n'altérait. Un savant turc qu'Osman Ferradji avait ramené de Constantinople, frêle petit vieillard croulant sous le poids de son turban et le nez chaussé d'énormes bésicles, servait d'assistant. Lorsqu'il pratiquait l'astrologie, Osman Ferradji aimait revêtir son manteau soudanais et coiffer son turban de lamé or. Ainsi grandi encore, il se déployait sous la coupole immense du firmament ponctué d'étoiles et seul un trait argenté détachait son noir profil de la nuit. Il devenait un peu immatériel.
Intimidée, Angélique s'assit à l'écart sur des coussins. Le sommet de la tour Mazagreb avait l'aspect d'un sanctuaire de l'esprit. « Une femme n'aurait jamais dû y pénétrer », pensa-telle. Mais le Grand Eunuque n'avait pas pour l'intelligence des femmes le même dédain que les vrais hommes. À l'abri de l'aveuglement des sens, il les jugeait à leur mesure, avec une objectivité attentive, éloignait la sotte mais se rapprochait de celle dont la forme d'esprit paraissait digne d'intérêt et dont il se trouvait lui-même instruit agréablement. Angélique lui avait beaucoup appris, non seulement en ce qui concernait le drap français et le nougat persan, mais sur le caractère des Occidentaux et sur celui du grand roi Louis XIV. Tous les renseignements qu'il avait obtenus seraient précieux à l'occasion de l'ambassade qu'un jour Moulay Ismaël enverrait au potentat de Versailles.
C'aurait été trop simple d'affirmer qu'Osman Ferradji avait une fois pour toutes renoncé à voir Angélique devenir la troisième femme de Moulay Ismaël. Le projet mirifique s'éloignait seulement, fuyait dans l'espace comme ces planètes capricieuses qu'on n'aperçoit qu'une fois par existence, mais qui n'en demeurent pas moins suspendues au-dessus des destinées humaines. Les conjonctions et quadratures mystérieuses ne s'étaient pas encore prononcées.
Les nébuleuses s'assemblaient-elles ou se divisaient-elles ?... Aux yeux d'un Latin, la situation était sans issue autre que tragique. Mais Osman Ferradji attendait... Les astres étaient là, qui les premiers lui avaient révélé qu'il allait vers une amère déconvenue. Le destin de la Française ne croisait que brièvement celui de Moulay Ismaël. Elle s'éloignait, comme l'étoile filante. Mais encore, était-ce dans la mort ?... Les signes pressentis avaient fait courir un long frisson sur sa nuque et depuis il en demeurait oppressé, comme par le passage d'Azraël. Au point que ses doigts ne touchaient plus qu'avec appréhension le métal froid de la lunette d'optique. Ce soir, où il voulait arracher au Ciel de plus profonds secrets, il avait fait venir la femme dont il interrogeait le Destin, afin de renforcer le magnétisme qui, des êtres humains, rejoint les courants naturels émanant des objets de la Création. La force invisible que possédait Angélique était d'une nature très particulière. Il en avait mésestimé l'attrait en premier lieu. Il s'avouait aujourd'hui qu'elle était l'un des rares êtres dont il n'avait pas su mesurer aussitôt le fluide réel. Grave erreur, qu'il n'expliquait que par le mystère de sa féminité, enrobant comme un déguisement trompeur une Force Invincible. Il devait se rendre à l'évidence que sa beauté de femme voilait un caractère inattendu et un destin exceptionnel, dont elle était elle-même inconsciente. Tout en mettant au point le mécanisme de son instrument d'observation, il se demandait s'il ne s'était pas égaré jusqu'au leurre.