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Angélique regardait les étoiles. Elle préférait les voir petites et allumées de reflets ainsi que des bijoux sur un velours noir, plutôt que grossies au bout de la lorgnette. Que cherchait donc Osman Ferradji dans cette assemblée de mondes immenses ? Sa propre cervelle à elle, Angélique, ne se sentait plus à la hauteur d'une science aussi hermétique. Et parce que, de se voir ainsi étendue au sommet d'une tour, sous un ciel étoile, lui rappelait les lointaines nuits de Toulouse, elle se souvint que son mari, le savant comte de Peyrac, l'avait aussi parfois introduite dans son laboratoire et s'était donné la peine de lui expliquer certains de ses travaux. Maintenant sans doute il la trouverait bête. Il valait mieux qu'il ne l'eût point revue ! Son âme était si lasse et si cruellement désenchantée... Sa vie l'avait ramenée au niveau commun d'où il était vain de vouloir s'élever : une simple femme. Une femme qui n'avait d'autre choix que de céder à Moulay Ismaël, ou de mourir bêtement, par entêtement. De se donner au roi de France ou d'être bannie ? De se vendre pour ne pas être vendue ? De frapper pour ne pas être écrasée ?... L'issue de vivre serait-elle impossible ? Vivre !... Elle renversait son visage en arrière, vers la liberté immense du ciel. Vivre, Seigneur !... Ne pas toujours étouffer entre l'avilissement et la mort !... Si seulement les captifs pouvaient l'aider à fuir ? Mais maintenant que Savary n'était plus, ils n'iraient pas se préoccuper d'elle et s'encombrer d'une femme. Pourtant, si elle parvenait à mettre la main sur la clé de la petite porte et à sortir de la première enceinte du harem, Colin Paturel refuserait-il de l'emmener ?... Elle le supplierait à deux genoux. Comment entrer en possession de cette clé, que seuls le Grand Eunuque et Leïla Aïcha possédaient ?...

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– Pourquoi t'es-tu enfuie...

Angélique tressaillit. Elle avait oublié la présence du Grand Eunuque et son inquiétant pouvoir de lire les pensées. Elle ouvrit la bouche et ne dit rien, car il ne la regardait pas. Il avait parlé comme pour lui-même, les yeux perdus vers les étoiles.

– Pourquoi t'es-tu enfuie de Candie ?

Il prit son menton dans sa main d'un geste méditatif et ferma les yeux.

– Pourquoi as-tu quitté ce pirate chrétien qui venait de t'acheter, le Rescator ?

Sa voix était si étrange, si troublée, qu'Angélique, stupéfaite chercha vainement une réponse.

– Parle ! Pourquoi t'es-tu enfuie ? N'as-tu pas senti que le destin de cet homme et le tien se rejoignaient ? Réponds !... Ne l'as-tu pas senti ?

Maintenant il la regardait et sa voix se faisait impérieuse. Elle balbutia humblement :

– Oui, je l'ai senti.

– Oh ! Firouzé, s'écria-t-il presque douloureusement, te souviens-tu de ce que je t'ai dit ? « On ne doit pas forcer le sort et lorsque les signes vous avertissent, il ne faut pas les ignorer. » Le Signe particulier de cet homme croise ton chemin et... je ne peux pas tout voir, Firouzé. Il faudrait me livrer à des calculs infinis pour discerner dans les astres la plus étrange histoire que je crois y lire. Ce que je sais c'est que cet homme est de la même race que toi...

– Voulez-vous dire qu'il est français ? interrogea-t-elle timidement. On le disait espagnol ou même marocain...

– Je l'ignore... Je veux dire... Il est d'une race non encore créée, comme toi...

Ses mains dessinèrent dans l'espace des règles mystérieuses.

– Une spirale indépendante,... rejoignant l'autre et qui...

Il se mit à parler rapidement en arabe. Le vieil effendi écrivait, hochant son lourd turban de mousseline verte. Angélique, en plein désarroi, essayait de comprendre le sens de leur discussion et de lire sur leurs visages et dans le mouvement des compas qu'ils maniaient et des globes qu'ils consultaient, la signification d'un verdict auquel sa vie était suspendue. Tout à l'heure elle était loin de songer au Rescator, image déjà estompée et que la violence du conflit qui l'avait opposée à Moulay Ismaël avait complètement rejetée à l'arrière-plan. Et tout à coup la prenait à la gorge le souvenir de l'apparition au masque noir. Voyant Osman Ferradji disposer à nouveau vers le ciel l'instrument d'optique, elle osa l'interrompre.

– L'avez-vous connu, Osman Bey ? N'est-ce pas, comme vous, un magicien ?

Il secoua la tête lentement.

– Peut-être, mais sa magie est d'une autre source que la mienne... Mais je l'ai rencontré, en effet, ce Chrétien. Il parle l'arabe et plusieurs langues, mais ses paroles ont de la difficulté à rejoindre ma pensée. Je me tiens devant lui comme un homme du passé devant un voyageur venu de l'horizon chargé de la provende des temps futurs. Qui donc peut l'accueillir ? Qui donc peut l'entendre ? En vérité, personne ne peut l'entendre encore...

– Mais ce n'est qu'un vulgaire pirate, s'écria-t-elle, indignée, un vil trafiquant d'argent...

– Il cherche sa voie parmi un monde qui le rejette. Il marchera ainsi jusqu'au jour où il rencontrera son lieu d'élection. Ne peux-tu comprendre cela, toi qui as déjà vécu tant de destins contraires et qui cherches en vain à revêtir ton vrai visage ?

Angélique se mit à trembler de la tête aux pieds. Non ! Ce n'était pas vrai ! Le Grand Eunuque ne pouvait pas connaître sa vie. Il ne pouvait pas avoir lu dans les astres... Avec effroi, elle sonda le ciel nocturne. La nuit était pure et parfumée. Venant du désert, la brise glanait au passage l'encens exhalé par les jardins clos de Miquenez. C'était une nuit comme toutes les nuits, mais au sommet de la tour Mazagreb elle se chargeait d'effluves inquiétants. Angélique aurait voulu s'enfuir, laisser là, dans le décor de leurs étranges instruments, le mage noir et son scribe à bésicles qui grattait des chiffres cabalistiques comme un insecte affairé. Elle ne voulait plus rien savoir ! Elle était fatiguée. Mais elle demeurait immobile, incapable de détacher son regard du lent mouvement de l'objectif braqué vers le firmament. La science d'Osman Ferradji soulevait un coin du rideau tiré sur l'Invisible. Qu'allait-il encore annoncer ?... Elle croyait lui voir ce teint ardoisé qui était sa façon de pâlir et soudain il la fixa avec une expression presque horrifiée, comme s'il contemplait à ses pieds un désastre qu'il aurait lui-même déchaîné.

– Osman Bey, s'écria-t-elle, oh ! qu'avez-vous lu dans les astres ?...

Un long silence s'établit. Le Grand Eunuque avait baissé les paupières.

– Pourquoi as-tu fui le Rescator ? murmura-t-il enfin. Il aurait été le SEUL homme assez fort pour s'allier à toi... et peut-être aussi Moulay Ismaël mais... je ne sais maintenant si le risque n'eût été pire ! Les hommes qui s'attachent à toi, tu leur apportes la mort... Voilà !

Elle poussa un cri d'agonie et supplia à mains jointes.

– Non, Osman Bey, non, ne dites pas cela !...

C'était comme s'il l'accusait d'avoir frappé de sa main son époux qu'elle aimait. Elle courba la tête comme une coupable et ferma les yeux avec force pour chasser la vision d'autres visages qui remontaient du passé.

– Tu leur apportes la mort, ou la défaite, ou la peine qui corrompra leur goût de vivre. Il faut être d'une force exceptionnelle pour y échapper. Tout ça parce que tu t'obstines à aller où nul ne peut te suivre... Ceux qui sont trop faibles, tu les laisses en chemin. La force que la Créateur a mise en toi ne te permettra pas de t'arrêter avant que tu n'aies rejoint le lieu où tu dois te rendre.