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Toutes ces folies agitaient Leïla Aïcha et Daisy. Elles avaient envisagé toutes les solutions et la plus simple, d'abord, puisque leur inquiétante rivale était mourante : d'aider par des tisanes appropriées une œuvre si bien commencée. Mais les servantes les plus habiles et les féticheurs les plus retors, chargés d'apporter le remède, s'étaient heurtés à la surveillance renforcée des gardes d'Osman Ferradji.

Et maintenant la Française était là de nouveau, en santé semblait-il, et demandant à s'entretenir avec celle qui la poursuivait de ses imprécations et de sa haine. Raminan, après réflexion, la pria d'attendre. Le prince Bonbon – turban framboise et robe blanc sucre – jouait non loin de là à couper des têtes avec son sabre de bois. On lui avait ôté son sabre d'acier, qui avait occasionné trop de blessures autour de lui. L'eunuque revint et d'un geste introduisit Angélique dans la pièce où l'énorme négresse trônait parmi un amoncellement de braseros, de réchauds et de cassolettes de cuivre où brûlaient des herbes odoriférantes. Daisy-Valina était près d'elle. Deux tables basses supportaient des hanaps ciselés en verrerie de Bohême, dans lesquels les sultanes buvaient leur thé à la menthe, et un grand nombre de boîtes de cuivre contenant du thé, des confiseries ou du tabac.

La première femme de Moulay Ismaël retira de ses lèvres sa longue pipe et envoya une bouffée de fumée vers les plafonds en bois de cèdre. C'était son vice secret, car le Sultan réprouvait hautement les pratiques de fumer comme celles de boire, interdites par Mahomet. Lui-même ne buvait que de l'eau et n'avait jamais porté à ses lèvres le bec d'un narguilé, comme le font ces Turcs corrompus qui jouissent de la vie sans se préoccuper de la grandeur de Dieu.

Leïla Aïcha se procurait tabac et eau-de-vie par des esclaves chrétiens qui seuls pouvaient en consommer et en acheter.

Angélique s'avança puis s'agenouilla humblement sur les somptueux tapis. Elle demeura ainsi la tête basse devant les deux femmes qui l'observaient en silence. Puis elle ôta de son doigt la bague avec une turquoise que lui avait donnée jadis l'ambassadeur persan Bachtiari bey et la posa devant Leïla Aïcha.

– Voici mon présent, dit-elle en arabe. Je ne peux rien t'offrir de mieux, car je ne possède rien d'autre.

Les yeux de la négresse flamboyèrent.

– Je refuse ton présent ! Et tu es une menteuse. Tu possèdes aussi le collier d'émeraudes que t'a donné le Sultan.

Angélique secoua la tête et dit en français à l'Anglaise :

– J'ai refusé le collier d'émeraudes. Je ne veux pas être la favorite de Moulay Ismaël et je ne le serai jamais... si vous m'y aidez.

L'Anglaise traduisit et la négresse s'inclina soudain vers elle d'un mouvement avide et attentif.

– Que veux-tu dire ?

– Que vous avez mieux à faire pour me supprimer que de m'empoisonner ou de me vitrioler : Aidez-moi plutôt à fuir.

Elles parlèrent tout bas et longtemps, rapprochées et complices. Angélique avait transformé a son service la haine que ses rivales lui portaient. Au fond, que risquaient-elles dans l'aventure ? Ou bien Angélique réussissait son évasion et elles ne la reverraient de leur vie ; ou elle était reprise et cette fois, vouée à une mort horrible. De toute façon, on ne pourrait faire porter aux deux premières sultanes la responsabilité de sa disparition, comme il en serait si on la retrouvait morte des effets d'un poison. Elles n'étaient nullement responsables du harem. La fuite d'une concubine ne pouvait leur être incriminée.

– Jamais une femme ne s'est enfuie du harem, dit Leïla Aïcha. Le Grand Eunuque aura la tête tranchée !

Les prunelles jaunâtres injectées de sang brillèrent d'un feu rouge.

– Je comprends. Tout s'ordonne... Mon astrologue a bien lu dans les astres que tu serais la cause de la mort d'Osman Ferradji...

Un long frisson parcourut l'échiné d'Angélique.

« Lui aussi l'a lu, sans doute, songea-t-elle. Voilà pourquoi Ferradji me regardait de cet air étrange. « – Maintenant il va me falloir lutter contre le sort, Firouzé, pour que tu ne sois pas plus forte que moi !... »

L'angoisse éprouvée au sommet de la tour Mazagreb l'envahit de nouveau. L'odeur des herbes, du thé et du tabac l'étouffait et elle sentait la sueur mouiller ses tempes. Elle s'employa avec une ténacité épuisante à obtenir de Leïla Aïcha la petite clé de la porte Nord. Celle-ci la lui remit enfin. Elle n'avait opposé de résistance que par habitude et goût des longues palabres. En fait, dès les premiers mots d'Angélique, elle avait été ralliée à son plan. Il la débarrasserait de sa dangereuse rivale et entraînerait du même coup la perte de son ennemi le Grand Eunuque ; il la mettait à l'abri de la colère de Moulay Ismaël qui ne lui aurait pas pardonné de mettre à mal sa nouvelle passion et elle s'arrangerait pour connaître par Angélique le plan des fugitifs et les faire rattraper, ce qui assiérait son prestige et ses dons de divination auprès du Maître. Il fut entendu que la nuit de l'évasion, Leïla Aïcha en personne accompagnerait Angélique et la guiderait à travers le harem jusqu'au petit escalier donnant sur la cour du secret où s'ouvrait la porte dérobée. Ainsi pourrait-elle lui éviter d'être la proie de la panthère, tapie dans quelque coin. Elle connaissait le langage de l'animal et lui apporterait des friandises pour T'amadouer. Les gardes aussi laisseraient passer la Sultane des sultanes dont ils craignaient la vindicte et le mauvais œil.

– Il n'y a que le Grand Eunuque dont il faut nous méfier, objecta Daisy. Lui seul est redoutable. Que vas-tu lui raconter s'il te demande pourquoi tu es venue nous rendre visite ?

– Je lui dirai que j'avais appris votre colère à mon égard et que je voulais vous amadouer par une docilité apparente.

Les deux femmes hochèrent la tête, approuvèrent.

– Il se peut qu'il te croie. Oui, TOI, il te croira !

L'après-midi, Angélique rendit visite à la sultane Abéchi, grosse musulmane d'origine espagnole, à laquelle le roi prodiguait encore quelques hommages. Il avait failli en faire sa troisième femme.

Elle vit Esprit Cavaillac et lui glissa la clé.

– Vous alors ! dit-il stupéfait, on peut dire que vous avez fait vite ! Le vieux Savary avait bien dit que vous étiez maligne et courageuse et qu'on pouvait compter sur vous comme sur un homme. Il vaut mieux savoir cela que d'emmener une empotée. Bon, maintenant vous n'avez plus qu'à attendre. Je vous préviendrai le jour convenu.

*****

Cette attente fut ce qu'Angélique avait connu de plus cruel et de plus angoissant. À la merci de deux femmes venimeuses et sournoises, sous l'œil dé devin du Grand Eunuque, il lui fallait feindre, et calmer jusqu'à l'impatience de sa propre pensée. Son dos se remettait. Elle se soumettait avec docilité aux soins que lui prodiguait la vieille Fatima. Celle-ci espérait bien que sa maîtresse avait fini de faire la mauvaise tête. Tous les ennuis qu'elle éprouvait pour l'heure, avec ses onguents et ses médecines, et sa peau arrachée et abîmée, lui démontraient bien qu'elle ne serait pas la plus forte. Alors pourquoi s'entêter ?

Sur ces entrefaites le bruit courut que le Grand Eunuque partait en voyage. Il allait voir ses tortues et les vieilles sultanes. Son absence n'excéderait pas un mois, mais en l'apprenant, Angélique poussa un grand soupir de soulagement.

Il fallait absolument mettre cette absence à profit pour s'évader. Ainsi les choses seraient facilitées et le Grand Eunuque étant absent ne pourrait avoir la tête coupée. Elle ne voulait pas croire à cette éventualité, estimant que même pour l'évasion d'une esclave, le grand Noir était trop bien en cour pour risquer la colère d'Ismaël, mais elle ne pouvait aussi s'empêcher de songer aux prédictions de l'astrologue de Leïla Aïcha : « Il a lu dans les astres que tu serais la cause de la mort d'Osman Ferradji... »