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Il fallait éviter cela à tout prix ! L'occasion s'en offrait : son départ.

*****

Le Grand Eunuque était venu lui faire ses adieux et lui recommander une grande prudence. Il était admis qu'elle était fort malade encore et terrifiée donc Moulay Ismaël patienterait. C'était un miracle ! Qu'elle ne gâchât donc pas ses chances en s'acoquinant avec Leïla Aïcha qui ne cherchait qu'à lui nuire !... Dans un mois, il serait de retour et alors les choses s'arrangeraient. Elle pouvait lui faire confiance.

– Je vous fais confiance, Osman Bey, dit-elle.

Lui parti, elle entreprit de décider les captifs, par l'intermédiaire d'Esprit Cavaillac, d'avancer le jour de leur départ. Colin Paturel lui fit répondre qu'il fallait attendre les nuits sans lune. Mais alors le Grand Eunuque risquait à nouveau d'être de retour. Elle se mordait les doigts d'impuissance. Est-ce qu'elle pourrait leur faire comprendre, à ces Chrétiens barbares, qu'elle avait entrepris une course contre la montre, contre la marche inexorable du Destin ? Une lutte monstrueuse contre l'oracle qui voulait qu'elle fût cause de la mort d'Osman Ferradji !

Un combat titanesque contre les astres ! Et elle voyait dans ses cauchemars le ciel étoile fondre sur elle en tournoyant, et l'écraser.

Enfin Esprit Cavaillac lui dit que le roi des captifs se rendait à ses raisons. Mieux valait pour elle que son évasion eût lieu en l'absence du chef du sérail. Pour les autres, la clarté de la lune ajouterait un risque supplémentaire, mais tant pis ! Colin Paturel dépouillé de ses chaînes ferait le tour de l'alcassave, tuant les sentinelles pour pénétrer dans la seconde, puis dans la troisième enceinte. Il lui faudrait traverser le petit bois d'orangers et une cour qui menait jusqu'à la petite porte. Il n'y avait plus qu'à prier Dieu que des nuages, cette nuit-là, vinssent voiler le dernier quartier encore trop indiscret de la lune. Date fut prise.

*****

Ce soir-là, Leïla Aïcha lui envoya des poudres à glisser dans les boissons de ses servantes-gardiennes.

Angélique offrit du café à Rafaï, venu s'informer de sa santé. En l'absence du Grand Eunuque, il était responsable du sérail. Le poussah aimait à prendre les airs mi-familiers, mi-protecteurs du Grand Eunuque, vis-à-vis de ses pensionnaires. Cette attitude, si naturelle à la personnalité princière d'Osman Ferradji, n'allait pas du tout au gros Rafaï. Il s'attirait les rebuffades des moqueuses. Aussi se réjouit-il de voir Angélique s'humaniser et but-il jusqu'au fond la tasse de café qu'elle lui offrait. Après quoi, il alla mêler ses ronflements à ceux des servantes, prostrées.

Angélique attendit un temps qui lui parut infini. Quand l'appel d'un oiseau de nuit lui parvint, elle descendit à pas de loup dans le patio. Leïla Aïcha était là avec, près d'elle, la silhouette frêle de Daisy. L'Anglaise portait une lampe à huile. La lumière était inutile pour l'instant car, hélas, la lune brillait comme une voile latine voguant sur l'océan de la nuit, dans un ciel qu'aucun nuage ne brouillait.

Les trois femmes traversèrent le petit jardin et s'engagèrent sous une longue galerie voûtée. De temps en temps, Leïla Aïcha tirait de son ample poitrine un son étrange, une sorte de roucoulement rauque et Angélique comprit qu'elle appelait la panthère. Elles arrivèrent au bout du passage voûté sans encombre. Elles suivirent encore les galeries à colonnades encadrant un autre jardin à la douce haleine de rosés. Soudain, la négresse s'arrêta.

– Elle est là ! chuchota Daisy, crispant sa main sur le bras d'Angélique.

La bête sortit des buissons, le museau au sol, les reins hauts, dans la posture d'un énorme chat qui va bondir sur une souris.

La sultane noire lui tendit une carcasse de pigeon, tout en continuant son roucoulement sauvage. La panthère parut se calmer. Elle s'approcha et Leïla Aïcha lui passa une chaîne à son collier.

– Restez à deux pas derrière moi, dit-elle aux deux Blanches.

Elles reprirent leur marche. Angélique s'étonnait de ne pas rencontrer plus souvent des eunuques mais Leïla Aïcha avait choisi de passer par le quartier des anciennes concubines, les délaissées, qui n'étaient jamais gardées avec trop de rigueur. La discipline se relâchant encore en l'absence du chef du sérail, les eunuques préféraient se réunir dans leur causerie personnelle pour s'y livrer à d'interminables parties d'échecs. Des servantes ensommeillées les virent passer et s'inclinèrent devant la Sultane des sultanes.

Maintenant, elles montaient un escalier conduisant aux remparts. C'était l'endroit le plus difficile à franchir ! Elles suivirent le chemin de ronde dominant d'un côté le gouffre sombre des jardins entourant la mosquée dont on voyait luire la coupole de tuiles vertes, de l'autre une place de sable déserte où se tenait parfois le marché intérieur de l'alcassave, vraie ville fortifiée. Moulay Ismaël s'était construit un palais dans lequel il pourrait résister des mois aux révoltes possibles de la ville qui l'entourait. Au bout du chemin de ronde il y avait un garde, debout sur un des merlons, le dos tourné, surveillant la place, sa lance dressée vers les étoiles. Les trois femmes se rapprochèrent, se glissant dans l'ombre des merlons. À quelques pas de l'eunuque immobile, Leïla Aïcha eut un geste brusque. Elle lança dans sa direction la carcasse de pigeon, qu'elle n'avait pas encore donnée à la panthère. La bête fit un bond en avant pour attraper son morceau. Le garde se retourna, vit le fauve sur lui. Il poussa un cri, terrifié, trébucha et bascula dans le vide. On entendit le bruit sourd de son corps s'écrasant au pied des remparts.

Les femmes attendirent, retenant leur souffle. D'autres gardes seraient-ils attirés par les cris de leur compagnon ? Mais rien ne bougea.

Leïla Aïcha recommença son manège pour calmer la panthère, puis reprit en main l'extrémité de sa chaîne.

Ensuite, elles pénétrèrent à l'étage d'un autre bloc d'habitation, désaffecté. On était sur le point d'entreprendre sa démolition pour rebâtir une autre construction. Les Sultanes conduisirent Angélique jusqu'au sommet d'un raide petit escalier qui plongeait dans l'ombre d'une courette profonde comme un puits.

– C'est là, dit la négresse. Tu descendras ! Tu verras la cour et la porte ouverte. Si elle ne l'est pas, tu attendras. Ton complice ne peut tarder. Tu lui diras de remettre la clé dans une petite anfractuosité du mur sur la droite. J'enverrai demain Raminan la reprendre. Maintenant, va !

Angélique commença de descendre, leva la tête, se crut obligée de dire : « Merci » et pensa qu'elle n'avait jamais rien vu de plus singulier que la vision de ces deux femmes qui, penchées côte à côte, la regardaient s'éloigner : la blonde Anglaise levant haut sa lampe à huile et la sombre négresse retenant par le collier la panthère Alchadi. Elle descendit. La clarté de la veilleuse cessa de la suivre. Elle trébucha un peu aux dernières marches mais tout de suite aperçut le dessin de la porte en forme de serrure qui se découpait, inondée de clair de lune. Ouverte !... Déjà ! Le captif était en avance... Angélique s'approcha hésitante, et malgré elle angoissée au moment d'accomplir les derniers pas.

Elle appela à mi-voix en français :

– Est-ce vous ?

Une silhouette humaine se courba pour pénétrer dans l'étroite ouverture, l'obstruant et voilant du même coup la clarté, si bien qu'Angélique ne put distinguer aussitôt celui qui entrait. Elle ne le reconnut que lorsqu'il se redressa et qu'un rayon de lune fit miroiter son haut turban de lamé or.

Le Grand Eunuque, Osman Ferradji, était devant elle.

– Où vas-tu, Firouzé ? demanda-t-il de sa voix douce.

Chavirée, Angélique s'appuya au mur. Elle aurait voulu y disparaître. Elle croyait faire un cauchemar.