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– Où vas-tu, Firouzé ?

Il fallait l'admettre. Il était là. Elle se mit à trembler, à bout de forces.

– Pourquoi êtes-vous là, dit-elle, oh ! pourquoi êtes-vous là ? Vous étiez en voyage.

– Je suis rentré depuis deux jours, mais je n'ai pas cru nécessaire de répandre le bruit de mon retour.

Diabolique, Osman Ferradji ! Tigre doucereux et implacable. Il se tenait dressé entre elle et la porte de son salut. Elle tordit ses mains jointes en un geste désespéré.

– Laissez-moi fuir, supplia-t-elle haletante. Oh ! laissez-moi fuir, Osman Bey. Vous seul le pouvez. Vous êtes tout-puissant. Laissez-moi fuir !

L'expression du Grand Eunuque fut aussi outrée qu'à l'énoncé d'un sacrilège.

– Jamais une femme n'a fui le harem dont j'étais le gardien, affirma-t-il, farouche.

– Alors ne dites pas que vous voulez me sauver ! cria Angélique avec colère. Ne dites pas que vous êtes mon ami. Vous savez bien qu'ici je n'ai d'autre destin que la mort !

– Ne t'ai-je pas demandé de me faire confiance ?... Oh ! Firouzé, pourquoi veux-tu toujours forcer le sort ?... Écoute, petite rebelle, ce n'est pas pour aller voir les tortues que je suis parti mais pour essayer de joindre ton ancien maître.

– Mon ancien maître ? répéta Angélique, ne comprenant pas.

– Le Rescator, ce pirate chrétien qui t'a achetée 35 000 piastres à Candie.

Tout se mit à tourner autour d'Angélique. Comme chaque fois que ce nom était jeté devant elle, elle éprouvait le même trouble fait d'espérance et de regrets, et ne savait plus que penser.

– J'ai pu joindre un de ses navires en escale à Agadir et le capitaine m'ayant indiqué où il se trouvait j'ai pu correspondre avec lui par deux messages de pigeons voyageurs... Il vient... Il vient pour te chercher !

– Il vient pour me chercher ? répéta-t-elle, incrédule.

Et peu à peu le poids qui oppressait son cœur s'allégea. Il allait venir la chercher... C'était sans doute un pirate, mais c'était tout de même un homme de sa race. Jadis il ne lui avait inspiré aucune crainte. Il n'aurait qu'à paraître, noir et maigre, qu'à poser sa main sur sa tête si humiliée aujourd'hui, pour que la chaleur de la vie revînt en elle. Elle le suivrait et elle lui demanderait : « Pourquoi m'avez-vous achetée 35 000 piastres à Candie ? Me trouviez-vous si belle ou bien aviez-vous lu dans les astres, comme Osman Ferradji, que nous étions faits pour nous rejoindre ? »...

Que répondrait-il ? Elle se souvenait de sa voix difficile et rauque, qui avait fait passer un frisson en elle. C'était pourtant un inconnu, mais elle se voyait pleurant sur son cœur, lorsqu'il l'aurait emmenée loin d'ici, loin. QUI était-il ? Il était le voyageur venant de l'horizon, chargé de la provende des temps futurs. Il l'emmènerait...

– C'est impossible, Osman Bey. C'est de la folie de votre part ! Comment Moulay Ismaël consentirait-il jamais à cela ! Il n'est pas de ceux qui lâchent aisément leur proie. Le Rescator devra-t-il encore me racheter le prix d'un navire ?

Le Grand Eunuque secoua la tête. Il se prit à sourire et elle vit apparaître dans ses yeux ce regard plein de sérénité et de bonté qu'elle avait cru y lire lorsque pour la première fois elle l'avait rencontré et qu'elle l'avait pris pour un mage.

– Ne te pose plus de questions, madame la Turquoise, fit-il d'un ton heureux. Sache seulement que les étoiles n'ont pas menti. Moulay Ismaël aura plus d'une raison de consentir à la demande du Rescator. Ils se connaissent et se doivent de nombreuses obligations. Le trésor du royaume ne saurait se passer du pirate chrétien qui l'alimente d'argent frais en échange de sa bannière. Mais il y a plus. Notre Sultan, si respectueux des lois, ne pourra que s'incliner. Car c'est là que le doigt d'Allah intervient, Firouzé. Écoute. Cet homme était jadis...

Il s'interrompit et eut une sorte de hoquet.

Angélique, qui le regardait, vit ses yeux s'agrandir, s'emplir de l'expression étonnée et horrifiée qu'il avait eue pour elle l'autre soir, au sommet de la tour Mazagreb.

Il eut un nouveau hoquet. Tout à coup un flot de sang gicla de sa bouche, éclaboussant la robe d'Angélique, et il s'abattit d'une masse, les bras en croix, la face contre le sol. Derrière lui se découvrit un géant blond et barbu, vêtu de haillons, et dont la main tenait le poignard dont il venait de frapper.

– Prête, petite ? demanda Colin Paturel.

Chapitre 24

Hagarde, Angélique franchit le cadavre du Grand Eunuque. Elle passa sous la porte que le captif referma soigneusement comme s'il en avait la garde. Ils restèrent un instant immobiles dans l'ombre de la muraille avec, devant eux, la déchirure blanche de la place qu'il fallait traverser. La main de Colin Paturel saisit le bras de la jeune femme à travers son vêtement et d'une poigne sans réplique il l'entraîna comme on se jette à l'eau. En quelques foulées, ils furent de l'autre côté, de nouveau abrités par l'ombre noire. Ils attendirent. Rien ne bougeait. Le seul garde qui eût pu les apercevoir était celui qui était tombé tout à l'heure, du haut du rempart.

Ils franchirent la porte voûtée. Angélique buta contre quelque chose de mou : un corps étendu. Celui d'une autre sentinelle que le poignard du captif avait exécutée lorsqu'il lui avait fallu pénétrer dans la dernière enceinte. Ensuite, une odeur nauséabonde leur parvint. Un tas d'immondices formait colline aux abords de l'alcassave. Angélique dut s'y engager à la suite de son guide. Il bougonna :

– Rien de mieux pour brouiller les pistes... brouiller les odeurs si demain ils lancent leurs chiens...

Angélique ne demandait pas d'explications. En acceptant de fuir, elle avait tout accepté d'avance.

Colin Paturel se laissa glisser dans le caniveau visqueux où l'eau coulait avec la louable intention d'entraîner les détritus mais sans y parvenir. Il était préférable de ne rien voir. Péniblement, ils pataugèrent, offusqués par l'odeur, avançant à tâtons. Angélique glissait, se rattrapait aux haillons du captif qui d'une pression la remettait sur pied. Quand il la soutenait, elle se sentait aussi légère qu'un fétu. Elle se souvint que la force du roi des captifs était légendaire. Certaines femmes du harem l'avaient vu un jour tordre le cou à un taureau dans un combat singulier où Moulay Ismaël lui avait fait affronter le fauve à main nue.

– C'est là, je crois, murmura-t-il.

Il se fondit dans la nuit et elle se retrouva seule.

– Où êtes-vous ? cria-t-elle.

– Là-haut. Tendez la main.

Angélique leva le bras et se sentit happée, enlevée dans les airs et maintenue en équilibre sur la branche d'un gros arbre.

– Bonne méthode aussi pour brouiller les pistes, hein, petite ? Maintenant, attention !

Il exécuta une difficile manœuvre où Angélique jouait le rôle assez encombrant de paquet que l'on hisse et que l'on balance par-dessus le bord d'un mur. Elle se retrouva, un peu contusionnée, dans un massif d'herbe fraîche. Colin Paturel avait sauté à côté d'elle.

– Pas de mal, petite ?

– Non. Où sommes-nous ?

– Dans les jardins du Sidi Rodani.

– C'est un de vos complices ?

– Non, plutôt pas. Mais je connais les lieux. J'ai bâti la résidence de Rodani. Les lumières qu'on voit briller entre les feuilles, c'est sa terrasse. En passant par ses jardins, on gagne de ne pas avoir à traverser la moitié de la ville.

Le cœur d'Angélique se sentit oppressé d'une nausée due à l'odeur d'égout dont étaient imprégnés ses vêtements. À pas de loup, ils se glissèrent sous les feuillages des oliviers longeant le mur du fond.

Tout à coup des aboiements sonores parvinrent de la maison. Colin Paturel fit halte. Les aboiements redoublèrent. Les chiens s'excitaient, ayant flairé les intrus. À travers les branches on ne pouvait voir les mouvements que l'alerte des chiens provoquait aux abords de la maison, mais l'on distinguait de nouvelles lumières, des torches que les serviteurs apportaient, des voix arabes qui se hélaient.