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– On dirait... on dirait qu'ils organisent une battue dans le jardin, murmura Angélique.

– C'était à prévoir.

– Oh ! qu'allons-nous faire ?

– Ne craignez rien, petite.

Ce fut à cet instant qu'Angélique comprit l'ascendant que le Normand Colin Paturel avait pris pendant douze années sur les milliers de captifs de toutes nations et de toutes origines qui emplissaient le bagne de Miquenez. Sa voix ! Sa voix persuasive et lente, avec un accent un peu rugueux, une voix qui ne craignait rien et qui reflétait exactement sa nature physique. C'était un homme qui ne connaissait pas la panique, l'émoi intérieur qui tord les boyaux et tend les nerfs.

Il n'avait pas à se dominer. Il ne pouvait pas trembler. Les battements de son cœur avaient toujours gardé le même rythme régulier en sa vaste poitrine. Rarement son sang avait accéléré sa course. Et c'était cet extraordinaire équilibre de la chair servie par un esprit modeste et courageux qui finissait par déconcerter la mort elle-même. À ses côtés la comparaison du roc que rien n'entame venait d'elle-même. Pourtant la situation était tragique. Des serviteurs avaient pris en laisse les deux shloughis noirs qui avaient donné l'alarme. Suivis du maître de maison et d'autres nombreux domestiques qui portaient des torches, ils parcouraient les allées. Les chiens allaient droit vers le lieu où se tenaient les fugitifs.

On entendait se rapprocher les voix, et jusqu'au grésillement des torches de résine. Leur clarté fluide environnée d'étincelles, tremblait à travers les frondaisons.

– Nous sommes perdus ! souffla Angélique.

– Ne craignez rien, petite. Mettez votre voile sur votre visage et quoi qu'il arrive ne dites rien. Obéissez-moi.

Il l'enleva dans ses bras et avec beaucoup d'autorité et de douceur la coucha sur la mousse. La masse de son corps lui cacha la brusque clarté que les torches projetaient à l'intérieur du bosquet, et la surprenante sensation qu'elle éprouvait au contact de cette poitrine musclée l'écrasant et de ce visage barbu contre le sien, la dispensèrent d'autres émotions. Colin Paturel resserra son étreinte. Elle n'était qu'un oiseau entre ses bras noueux, qu'il eût pu étouffer d'une seule pression. Elle suffoqua, rejetant la tête en arrière pour trouver de l'air et ne pouvant retenir un gémissement.

Les exclamations se croisaient en arabe au-dessus d'eux. Jurons du maître, ricanements des serviteurs.

Le maître se mit à donner des coups de pied à Colin Paturel, qui se décida à se lever à demi, d'un air sournois.

– Oh ! Joseph Gaillard, s'écria-t-il en français, ne seras-tu pas indulgent à de pauvres amoureux ? Dieu sait que je n'ai point dix femmes, comme toi.

Sidi Rodani, qui n'était autre que Joseph Gaillard, le renégat français employé aux magasins de guerre, passait par toutes les couleurs. Dans sa rage, il tendit le poing.

– Paillard de roumi ! Je t'apprendrai à venir forniquer dans mes jardins ! Quand donc paieras-tu ton toupet infernal, Colin Paturel ? Tu oublies que tu es un esclave, un...

– Je suis un homme comme les autres et je suis un Français comme toi, allons !... dit le Normand, bonasse. Allons, allons, l'ami, tu n'en es pas à me faire des histoires pour une petite de je ne sais quelle couleur que j'ai trouvée à me mettre sous la dent, pauvre esclave que je suis !

– Je me plaindrai au roi dès demain.

– Tu veux donc que mes gardiens aient la tête tranchée ? Le roi ne me donnera pas plus de vingt coups de bâton. Il me connaît. Il m'accorde quelques extras à ce sujet, et quand je lui ai obtenu un bon travail il sait qu'il ne peut pas mieux me récompenser qu'en m'envoyant une de ses mauresques au rebut. J'aurais bien tort de faire le difficile. Tu n'es pas de mon avis ?...

– Mais pourquoi dans mes jardins ? dit Sidi Rodani outré.

– L'herbe y est douce, et, comme ça, les camarades ne sont pas jaloux.

Le renégat haussa les épaules.

– Les camarades ! Tu veux me faire croire qu'il y en a qui ont conservé le goût des femmes parmi ces mal nourris, accablés de besogne. Il faut que ce soit toi, l'increvable, pour chercher encore l'aventure.

– Ça, tu l'as dit, l'ami. Le curé de mon village m'avertissait déjà lorsque j'allais sur mes seize ans : « Colin, mon fils, c'est la galanterie qui te perdra ! » Te souviens-tu, Gaillard, de la virée que l'on a faite en relâchant à Cadix quand...

– Non, je ne me souviens pas, hurla le renégat, et je veux te voir déguerpir d'ici. Dans MES jardins... Par où es-tu entré ?

– Par la petite porte du fond. La serrure n'a pas de secret pour moi. C'est moi qui l'ai posée.

– Bandit ! Je la ferai changer demain.

Sous une grêle de coups de bâton, Colin Paturel et Angélique furent raccompagnés jusqu'à la petite porte du fond. Elle était close mais les serviteurs, ennuyés de l'incident qui mettait en cause leur vigilance ne cherchèrent pas à élucider le mystère. On l'ouvrit. Le captif et sa compagne furent jetés dehors sans douceur.

La rue était obscure. Colin Paturel marchant le premier, elle le suivant à quelques pas, ils traversèrent encore un lacis de ruelles étroites qui rappelait à Angélique le dédale où elle s'était perdue, dans Alger. Son guide s'y avançait d'un pas sûr. Cependant le labyrinthe ne semblait devoir jamais finir.

– Quand allons-nous sortir de la ville ! murmura-t-elle.

– Nous n'allons pas sortir de la ville.

Il s'arrêta et frappa à une porte, près d'une fenêtre aux grilles peintes en rouge qu'éclairait une lanterne.

Après leur avoir parlé à travers un judas, quelqu'un leur ouvrit. Un homme en lévite, aux longs yeux veloutés sous sa calotte noire.

– C'est Samuel Maïmoran, le gendre du vieux Savary, présenta Colin Paturel. Nous sommes dans le mellah, le quartier juif. Nous sommes à l'abri. Les autres évadés attendaient dans la pièce voisine.

Sous la lueur de curieuses lampes vénitiennes, aux verreries de couleur qui accentuaient l'aspect peu engageant de leurs visages blêmes mangés de barbe, Piccinino-le-Vénitien, le marquis de Kermœur, Francis l'Arlésien, Jean d'Harrostegui, le vieux Caloëns et Jean-Jean de Paris, tous parurent à Angélique de la dernière espèce humaine. Elle avait peine à admettre qu'ils parlaient français. Elle resta appuyée près de la porte tandis que le Normand faisait part à ses compagnons de son expédition. Elle les entendit s'esclaffer lorsqu'il leur conta l'incident des jardins de Sidi Rodani.

– Quand ils s'apercevront que tu étais en train de soulever la favorite en titre de Moulay Ismaël !... Tu pourras te plaindre après, Colin-le-Paillard, de n'avoir que du rebut !...

Ils tournèrent leurs faces hilares vers Angélique et leur expression se figea. Jean-Jean de Paris sifflota :

– Phunt ! On dirait qu'il y a eu du vilain ! Elle est blessée, la fille ?

– Non. Le sang, c'est celui du grand démon que j'ai décousu par-derrière.

Angélique en abaissant les yeux sur elle se vit souillée de sang et de boue. Une jeune Juive entra, son beau visage découvert entre les bijoux pendant de sa coiffure. Elle prit Angélique par la main et l'emmena dans une pièce voisine. Un baquet d'eau chaude y fumait. Angélique commença à se débarrasser de ses vêtements. La Juive voulut l'aider mais elle déclina l'offre. Elle se sentait à bout. Ses mains se joignirent autour du linge maculé, le serrant avec force contre sa poitrine. Elle revoyait l'immense corps sans vie du mage. « Ne te pose plus de questions, madame la Turquoise. Sache seulement que les étoiles n'ont pas menti... »