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Le deuxième soir vint l'artisan Cavaillac accompagné d'un autre captif, un chevalier de Malte, M. de Méricourt. Ils racontaient que Miquenez entière vivait comme accablée sous le poids de l'orage. On avait eu à la fin la révélation de l'invraisemblable scandale : une captive s'était évadée du harem du Sultan ! On avait découvert le corps du Grand Eunuque assassiné. Que disait, que faisait Moulay Ismaël ? Il restait prostré, le front contre terre.

– Je n'avais que deux amis proches de mon cœur, répétait-il : Osman Ferradji et Colin-le-Normand. En un jour je les ai perdus tous les deux !

Il ne parlait pas de la femme. Sa pudeur d'Arabe s'y opposait. Mais nul ne doutait que le réveil de sa douleur serait terrible. Quels gestes, quels massacres pourraient soulager le désespoir de son étrange cœur ?...

– Il faut rester ici encore un jour, dit Colin Paturel.

Les autres en avaient la sueur au front. Ils ne pouvaient plus tenir ainsi, à attendre des heures dans le silence du mellah. Moulay Ismaël finirait par les sentir à travers les murs.

– Encore un seul jour, répéta le Normand de sa voix paisible.

Et le calme revint en leur esprit. La force du Normand brouillait les effluves révélateurs, de même que le sang-froid du Juif Maïmoran, sa maîtrise exceptionnelle, neutralisaient le flair du maître sanguinaire. Ils les cherchaient sur les routes du bled vers Mazagran et envoyait des courriers prévenir les cheiks des adouars, que si les fugitifs ne lui étaient pas ramenés prochainement ils en répondraient de leur tête.

Angélique entendit ensuite le roi des captifs s'entretenir avec le chevalier de Malte, M. de Méricourt. Ce dernier, un homme d'une cinquantaine d'années, aurait charge, après l'évasion de Colin Paturel, de poursuivre chez les captifs la tâche entreprise par le Normand. Maintenir l'ordre, rendre la justice, régler les différends.

– Tu peux compter sur un tel, disait Colin Paturel, méfie-toi de cet autre. Ne laisse jamais Schismatiques et Catholiques en voisinage...

Puis Cavaillac et M. de Méricourt s'en allèrent, pour regagner le campement des esclaves. Ils avaient réussi à se faire charger d'une mission au quartier juif, mais il ne fallait pas que leur absence prolongée attirât la suspicion. Ils promirent de venir donner des nouvelles, le jour prévu pour le départ des fugitifs.

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Une autre journée s'écoula. Le lendemain matin, comme Angélique était seule dans la chambre des femmes, l'un de ses futurs compagnons d'évasion, le marquis de Kermœur, vint lui demander un peu d'eau bouillante du samovar dans un bol. Il profitait de ses loisirs forcés pour se faire la barbe, soin qu'il n'avait pu prendre que fort rarement, et a coups de tesson de bouteille, durant ses six années de captivité.

– Bienheureuse êtes-vous, ma chère enfant, de ne pas connaître de tels soucis ! dit-il en lui effleurant la joue d'un doigt. Dieu, que votre peau est douce !

Angélique lui demanda de tenir son bol à deux mains, afin de ne pas risquer de s'ébouillanter pendant qu'elle versait l'eau. Le gentilhomme breton la regardait avec intérêt.

– Quel délice de contempler enfin un aussi joli minois français ! Ah ! ma belle, vous me voyez au regret de me présenter en si piteux équipage. Mais, patience ! Dès que nous serons à Paris, je vais me faire confectionner une rhingrave de satin rouge qui hante mes rêves de pauvre captif.

Angélique éclata de rire.

– Il y a belle lurette qu'on ne porte plus de rhingrave parmi les élégants, monsieur.

– Ah ? Que porte-t-on ?

– La culotte serrée un peu au-dessus du genou et l'habit descendant jusqu'à cette hauteur et très juponné.

– Expliquez-moi cela, supplia le marquis en s'asseyant sur le matelas de coussins, près d'elle.

De bonne grâce elle lui donna quelques détails. Avec une perruque, il aurait pu ressembler au duc de Lauzun. Un Lauzun vêtu de la chemise des forçats et dont l'échine aurait connu souvent les bâtons des chaouchs.

– Donnez-moi votre main, mignonne, dit-il tout à coup.

Elle la lui tendit et il la baisa. Ensuite, il regarda la jeune femme avec étonnement.

– Mais vous avez été à la Cour, sans aucun doute, s'exclama-t-il. Il faut avoir l'habitude des mille baisemains de la Grande Galerie pour accomplir ce geste avec tant d'aisance. Et je parierais même que vous avez été présentée au Roi. N'est-ce pas vrai ?

– Monsieur, qu'importe !

– Mystérieuse beauté, comment vous nommez-vous ? Par quel étrange hasard êtes-vous tombée aux mains de ces pirates ?

– Et vous-même, monsieur ?

– Marquis !...

La voix de Colin Paturel les interrompit. Le géant se tenait sur le seuil de la porte, scrutant la pénombre de son œil bleu, clarté incisive sous ses sourcils touffus. Kermœur répondit :

– Oui, Majesté.

Il le faisait sans ironie. Les captifs avaient pris l'habitude d'appeler ainsi celui qui pendant des années avait fait régner l'ordre dans leur monde disparate et féroce. Nuancé d'affection chez ceux qui l'admiraient et d'une certaine crainte chez ceux qui le redoutaient, le titre leur était familier. Ils avaient besoin de se sentir commandés, soutenus, et Dieu sait quel porte-parole audacieux Colin Paturel avait été pour ses frères captifs ! Il avait obtenu pour eux un lazaret où les chirurgiens soignaient les malades, de meilleures rations de nourriture, du vin, de l'eau-de-vie et du tabac, et de chômer les quatre grandes fêtes chrétiennes... et la venue des Pères de la Rédemption. Cette dernière initiative avait été en partie un échec mais elle ouvrait la porte à d'autres négociations. Le marquis de Kermœur admirait avec sincérité Colin Paturel et goûtait un singulier plaisir à lui obéir car c'était, estimait-il, un chef intelligent, ce qu'il ne lui était pas toujours arrivé de rencontrer dans sa propre carrière d'officier de la marine royale. Jeune enseigne de vingt-deux ans lorsqu'il avait été capturé, il avait « servi » sous les ordres du roi des captifs comme garde du corps, car ce bretteur de race maniait l'épée et la rapière comme nul autre dans tout le bagne et Colin avait obtenu pour lui le port de son épée sur ses hardes d'esclave. En apprenant que son chef entreprenait pour la troisième fois une évasion, il s'était joint à lui. Colin-le-Normand déménageait en somme avec tout son état-major.

Tourné vers l'autre salle, il les appela.

– Compagnons, venez par ici !

Les captifs entrèrent et se rangèrent devant lui. Kermœur se joignit à eux.

– Compagnons, demain soir nous nous mettrons en route. Je vous donnerai plus tard les dernières recommandations, mais auparavant il y a encore une chose que je voudrais vous dire. Nous serons sept fugitifs, six hommes... et une femme. Cette femme, c'est plutôt un embarras pour nous, mais après tout, elle a bien mérité qu'on l'aide à recouvrer sa liberté. Seulement, attention ; si nous voulons parvenir à bon port faut nous tenir les coudes. Nous allons forcément connaître la faim, la soif, la fatigue, le soleil du désert et la peur. Qu'au moins nous ne connaissions pas la haine entre nous... Cette haine de ceux qui sont obligés de vivre ensemble et qui convoitent le même objet... Vous m'avez compris, je pense... Pas de ça, les amis, ou nous sommes tous perdus ! Cette femme qui est là, dit-il en étendant le doigt vers Angélique, elle n'est pour aucun de nous, elle n'appartient à aucun... Elle risque sa chance au même titre que nous, c'est tout. Ce n'est pas une femme à nos yeux, c'est un compagnon. Le premier qui se donnera des airs de lui faire la cour ou qui lui manquera de respect, je le corrigerai et vous savez comment, dit-il en montrant ses deux poings noueux. Et s'il récidive nous le jugerons selon nos lois et il servira de pâture aux charognards du bled...

« Comme il parle bien et comme il est dur ! » songeait Angélique.