– Chut ! fit-elle, n'avez-vous pas entendu l'appel ?...
Chapitre 3
L'ombre s'était étendue, violette et embuée par les exhalaisons des marécages. Le doux appel du ramier s'éleva à plusieurs reprises. Avec des précautions infinies, les fugitifs sortirent de leurs cachettes. Ils se réunirent en silence, vérifièrent la présence de chacun et se remirent en marche.
Ils marchèrent toute la nuit, moitié dans un bois, moitié dans de grands espaces pierreux où il était difficile de se repérer. Ils voulaient éviter les adouars et se fiaient aux chants des coqs et aux aboiements des chiens pour s'en éloigner. Les nuits étaient fraîches, mais de nombreux Maures couchaient encore dans la campagne, pour garder leurs récoltes non recueillies ou fauchées. Le nez de Piccinino-le-Vénitien repérait la plus subtile odeur de fumée et l'ouïe très fine du marquis de Kermœur le moindre bruit suspect. Fréquemment, il mettait l'oreille au sol. Ils durent se cacher dans un fourré pour laisser passer deux cavaliers, heureusement non accompagnés de chiens.
Au matin, ils se dissimulèrent dans un bois et passèrent une nouvelle journée d'attente. La soif commençait à les tourmenter car leur provision d'eau était épuisée. Ils cherchèrent dans le bois et au cri d'une grenouille trouvèrent une mare d'eau croupie pleine d'insectes mais dont ils burent en la filtrant dans un linge. Angélique s'était étendue dans son coin, non loin des hommes assemblés entre eux. Elle rêvait du bain des sultanes avec son eau transparente parfumée à la rose et ses servantes empressées. Ah ! se baigner, se débarrasser de ces vêtements qui collaient à sa chair en sueur ! Et ce tortionnaire de Colin Paturel qui l'obligeait encore à maintenir un voile sur son visage !... Angélique se livra à de profondes méditations sur le triste sort de la femme musulmane de pauvre condition. Elle comprenait enfin que l'accession à la vie ouatée du harem fût pour celle-ci le sommet de la réussite, comme pour la vieille Fatima-Mireille. Elle avait aussi très faim. Un estomac accoutumé à se bourrer de pâtisserie et de confiserie ne se résigne guère du jour au lendemain au morceau de galette de blé dur que le chef leur distribuait avec parcimonie.
Les captifs souffraient moins qu'elle. Leur ordinaire ne les changeait pas beaucoup de celui du bagne et ils pourraient vivre de moins encore. Ils avaient pris à leurs maîtres, les Arabes, le don de sobriété des héritiers du désert, que contentent un peu de farine d'orge délayée dans le creux de la main et trois dattes.
Angélique les entendait deviser.
– Te souviens-tu, disait le Basque Jean d'Harrostegui, de ce jour où tu as fait manger un morceau de notre pain pourri au Pacha Ibrahim, venu en visite de Salé ? Le Turc se donnait des airs de faire remontrance à Moulay Ismaël. Quelle palabre il y a eu à ce propos !
– Il s'en est fallu de peu que la guerre n'éclate entre la Sublime Porte et le Royaume de Marocco, tout cela à cause des esclaves.
– Les Turcs ne peuvent plus rien sur ces gens-là, dit Colin Paturel. Ils en arrivent, avec tout leur immense empire, à craindre seul notre fanatique Ismaël. Oui sait s'il ne fera pas trembler Constantinople ?
– N'empêche que tu as obtenu du couscous pour nous et surtout l'eau-de-vie et le vin.
– Je leur ai expliqué que les Chrétiens ne peuvent pas travailler en buvant de l'eau. Et comme il tenait à voir sa mosquée rapidement finie...
Angélique les entendit rire.
« C'est à se demander, songea-t-elle, si ces hommes auront jamais de meilleurs souvenirs que leur temps de captivité chez les Barbaresques ? »
*****
Le soir venu, ils se remirent en marche. La lune commençait à se montrer, croissant d'argent parmi les étoiles. Vers le milieu de la nuit, ils approchèrent d'un hameau dont les chiens aboyèrent. Colin Paturel fit halte.
– Il faut que nous passions par là, sinon nous nous égarerons.
– Prenons par le bois sur la gauche, proposa le marquis de Kermœur.
Après avoir délibéré, ils entrèrent dans le bois, mais celui-ci était si épais qu'après avoir parcouru environ une demi-lieue à travers les fourrés d'épines, ils furent contraints, les mains en sang et les vêtements déchirés, à rebrousser chemin. Angélique avait perdu sa sandale et elle n'osait le dire. Les captifs se retrouvèrent aux abords de l'adouar. Il fallait prendre une décision.
– Passons, dit Colin Paturel, et à Dieu vat !
Aussi rapidement qu'ils purent et silencieux comme des fantômes, ils plongèrent à travers les ruelles étroites entre les huttes de boue rassemblées. Des chiens s'égosillaient, mais personne ne bougea sauf aux dernières maisons, où un homme sortit en criant. Colin Paturel lui répondit sans arrêter sa marche. Il lui dit qu'ils allaient voir le santon réputé, faiseur de miracles, à une lieue de là, Adour Smali, mais qu'ils se hâtaient car il leur avait bien recommandé d'arriver avant le lever du soleil, sinon il ne répondait pas de l'efficacité de ses charmes. Le Maure n'insista pas.
Les captifs, cette alerte passée, continuèrent sans s'arrêter, en prenant un chemin de traverse, dans le cas où les habitants de l'adouar, se ravisant, les poursuivraient. Mais les gens de la région n'étaient pas coutumiers de voir traîner, vers le Sud, des captifs évadés, et leurs chiens n'étaient pas dressés à les poursuivre.
Ils purent faire halte aux premières lueurs de l'aube. Angélique se laissa tomber, à bout de forces. Elle avait marché, soulevée par l'appréhension, dans une sorte d'état second et s'apercevait que son pied nu avait été déchiré par les pierres aiguës du chemin et commençait à la faire souffrir de façon intolérable.
– Quelque chose ne va pas, petite ? demanda Colin Paturel.
– J'ai perdu une sandale, répondit-elle, au bord des larmes devant cette catastrophe.
Le Normand ne parut pas s'émouvoir. Il posa son sac à terre et en tira une autre paire de sandales de femme.
– J'ai demandé à Ruth, la femme de Samuel, de m'en donner une de rechange pour vous, en prévision d'un incident de ce genre. Nous, à la rigueur on pourrait marcher pieds nus, mais pour vous il fallait prévoir.
Il s'agenouilla devant elle, un flacon en main, et avec un tampon de toile lui imbiba les plaies de ce baume.
– Pourquoi ne l'avez-vous pas dit plus tôt, demanda-t-il, au lieu d'attendre d'avoir le pied dans cet état ?
– Il fallait passer l'adouar. Je ne sentais rien. J'avais tellement peur !
Son pied meurtri dans la grande main du Normand paraissait un objet fragile et délicat. Il la pansa avec de la charpie puis la regarda, attentivement, de son œil bleu.
– Vous aviez peur et vous marchiez quand même ? C'est fort bien, ma mie. Vous êtes un bon compagnon !
« Je comprends pourquoi on l'a nommé roi, pensa-t-elle un peu plus tard. Il effraie et rassure à la fois. »
Elle avait la certitude profonde que Colin Paturel ne pouvait pas être vaincu. Sous sa protection, elle parviendrait en terre chrétienne ! Elle verrait la fin de ce voyage, quelles que fussent les souffrances à endurer encore. Le paysage hostile, le peuple farouche et haineux qui le hantait, le danger dans lequel ils avançaient, aussi menacés que le danseur de corde environné de vide, tout cela s'effacerait. Elle déboucherait enfin à l'air libre. La force de Colin Paturel la porterait en terre chrétienne. Elle dormit, dissimulée par des cailloux brûlants, le visage contre la terre pour y chercher une impossible fraîcheur. Les traces du désert se faisaient sentir à travers l'immense étendue parsemée de quelques palmiers. Mais aucun cours d'eau ni étang ne s'apercevait plus. Seulement dans les bas-fonds miroitaient de grosses plaques de sel des ergs desséchés, des débris de natron d'un blanc de neige. Colin Paturel en ramassa des morceaux et les mit dans son sac en prévision des orgies de gibier qu'ils comptaient faire lorsqu'ils seraient remontés vers le Nord. On tuerait des gazelles et des sangliers, on les ferait rôtir sur un bon feu, frottés de sel, de thym et de piment sauvage, et on les dévorerait arrosés de l'eau claire des oueds.