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– Je ne serai pas vendue car je dois payer rançon, affirma Angélique.

– L'un n'empêche pas l'autre, dit sentencieusement la vieille renégate.

*****

Alger se préparait à une grande fête le lendemain. Peut-être la captive d'honneur pourrait-elle y assister ? Angélique s'impatientait, car elle n'avait pas revu le grand amiral d'Alger et elle aurait voulu obtenir des précisions sur son sort à elle. Sur le navire-palais, elle était en réalité plus isolée et gardée que dans une prison terrestre. Mezzo-Morte s'était vanté que ce navire était de conception personnelle, empruntant à la fois à la galiote vénitienne par sa densité d'armement et la force de son artillerie, à la galère antique par ses huit paires de rames et au chébec algérois par sa ligne renflée et basse sur l'eau, malgré ses deux mâts. Bien plus qu'un palais flottant, c'était un très puissant navire de guerre, doublé d'une autre felouque d'exercice. Les deux bateaux portaient nuit et jour une garde double des féroces cadets janissaires à turbans jaunes. Ils étaient en état permanent d'alerte et prêts à appareiller en quelques minutes, au cas d'un soulèvement de la ville, une révolte servile étant toujours prévisible avec ses 30 000 esclaves chrétiens ou un coup de main de la Taïffe, syndicat des reis d'Alger, le jour où le Grand Amiral aurait cessé de leur plaire. Ou encore une rébellion des janissaires turcs en garnison d'occupation, ces terribles joldaks qui avaient maintes fois assassiné déjà soit le Dey ou le Pacha, soit le reis amiral en place, pour obtenir une augmentation de solde ou le droit au partage des prises. Mezzo-Morte régnait sur un volcan et il le savait. C'est pourquoi du reste il régnait. Car il avait tout prévu. La darse construite par le célèbre Barberousse au XVIe siècle qui protégeait le port, était minée par ses soins et, en cas d'alerte extrême, les guetteurs à ses ordres avaient mission de la faire sauter, tandis que Mezzo-Morte, à bord de ses navires chargés de ses richesses, appareillerait vers un autre destin.

L'autre côté de la tenaille refermée sur Angélique était la presqu'île de la Marine, avec ses remparts bourrés de canons et de garnison, presqu'île montagneuse ne formant qu'une seule forteresse, où l'on voyait ce matin-là régner une grande activité. Des files d'esclaves accompagnés de chaouchs y traînaient des poutres, mâts et planches et installaient une sorte de tribune comme si on devait, du haut des remparts suivre des régates dans le bassin même du port d'Alger.

À bord de sa prison, Angélique remarqua aussi une agitation, prélude de la fête. Tous les cadets avaient revêtu leur tenue de parade : turban de soie jonquille et pantalon saroual de même couleur, veste verte, babouches rouges et poignards ou sabres à la place du simple couteau. Les plus âgés s'armaient de mousquets à la crosse incrustée d'or et d'argent. Certains des jeunes guerriers échangeaient des quolibets en se désignant deux petits pontons qu'on venait d'ancrer au milieu du bassin du port et sur chacun desquels un mât dressé se reliait à l'autre par une longue perche. Cela représentait l'ossature d'un porche ou d'un arc de triomphe flottant, sous lequel trois barques eussent pu passer de front mais pas une felouque cependant. Angélique se demanda qui on devait recevoir en si modeste équipage. Les regards des jeunes cadets ne lui semblaient pas rassurants. Enfin elle vit arriver sa vieille esclave qui monta allègrement l'échelle de la coupée. Ses yeux pétillaient d'excitation au-dessus de son haïk noir. Comme elle l'avait deviné, la « captive d'honneur » devait aussi être amenée au spectacle. Tous les captifs d'ailleurs étaient conviés et l'on irait jusqu'à sortir ceux de la prison souterraine ou mazmore, dont certains reverraient à cette occasion le jour pour la première fois depuis des années.

Deux esclaves suivaient, portant un gros ballot. Angélique y découvrit ses robes achetées à Malte et plusieurs autres, plus belles encore, provenant de diverses rapines de mer.

*****

Un peu plus tard elle se trouva installée en bonne place sur l'un des gradins couverts de tapis qu'elle avait vu dresser le matin au sommet de la forteresse, aux côtés d'un Noir gigantesque, vêtu comme un roi, un vrai mage d'enluminure. Une longue toge en poil de chameau, tissée et brodée de dessins géométriques aux teintes profondes où dominaient le rouge, le vert et le noir sur une trame blanche, se drapait en plis antiques sur ses larges épaules. Ce manteau étrange, une merveille de goût et de sobriété, s'ouvrait sur un caftan incarnat boutonné de multiples petits boutons jusqu'au col et rebrodé d'arabesques de fil d'or. La couleur faisait paraître plus sombre le noir bleuté du visage, étroitement encadré d'un turban de soie blanche dont les plis passaient sous le menton avant de s'élever en une haute coiffure qu'enserrait une bande de lamé or qui lui donnait des allures de diadème. Au regard d'Angélique, hypnotisée par ce somptueux voisinage, le Noir répondit en se levant et en s'inclinant profondément. Il avait le nez aquilin des sémites, leurs joues légèrement évidées sur une ossature délicate.

– Vous admirez mon manteau, je crois, dit-il.

Elle sursauta, surprise de l'entendre parler un français hésitant, mais sa voix agréable, aux inflexions un peu hautes, causa à la jeune femme une impression rassurante.

– Oui, dit-elle. Il ressemble à l'étendard des Croisés, dit-elle.

Le visage docte du grand nègre se contracta, un sourire effleura sa bouche sinueuse. Il s'accroupit de nouveau, jambes croisées à la turque, sur les coussins, et commença d'un air affable :

– Il y a fort longtemps que je n'ai plus parlé français et vous m'excuserez, noble dame... Exactement depuis la mort malheureuse de mon professeur, un Jésuite de grand renom et de grande science qu'Allah a mis sur ma route pour le bénéfice de mon esprit... Nous préférons les Chrétiens français aux Espagnols fanatiques. Leur esprit est plus proche de la souriante sagesse voulue d'Allah... Un étendard des Croisés, dites-vous en parlant de ma pauvre djellaba ? C'est ma vénérée mère qui me l'a tissée, sur le Haut-Nil, au Soudan. Elle en posa le premier fil huit jours après ma naissance et commença le manteau que je devais porter arrivé à l'âge d'homme. Et ces dessins sont ceux que toutes les femmes soudanaises exécutent depuis les temps les plus reculés. Vos Croisés chrétiens les ont en effet copiés sur leurs étendards, séduits qu'ils furent par leur grande beauté.

Angélique inclina la tête. Elle n'était pas en état d'entamer une polémique sur l'origine des tapisseries occidentales et orientales, mais la personnalité du Noir l'attirait. Il n'était pas particulièrement beau, ni laid. Son regard était franc et doux et surtout pénétré d'une profonde sagesse et d'une sorte de bienveillance non dépourvue d'une pointe d'humour. Elle ne voulut pas lui déplaire et se borna à le féliciter de la façon dont il parlait français.

– J'ai toujours eu plaisir à m'entretenir avec les Français, affirma-t-il. Ce sont des gens plaisants et sans arrogance, mais ils ont le grand tort d'être chrétiens.

Angélique répondit que les Chrétiens étaient persuadés que les païens, juifs et musulmans avaient le grand tort de ne pas être chrétiens, mais qu'elle était femme et savait que le domaine religieux n'était pas de son ressort.

Le Mage approuva cette preuve de modestie. La science de Dieu n'est pas un domaine où les esprits fragiles des femmes peuvent se hasarder inconsidérément.

– C'eût été mon ambition d'être prêtre, avoua-t-il, mais Allah en a décidé autrement. Et il m'a remis en main un troupeau moins facile à mener que les moutons que je gardais dans mon enfance.

– Vous étiez berger ?