– Attention, Colin ! L'aigle !... hurla soudain le marquis de Kermœur.
L'oiseau qui s'était élevé, comme renonçant à sa proie, brusquement fonçait du ciel avec la vitesse de l'éclair. Ils entendirent au passage le claquement de voile de ses ailes déployées qui soudain leur cachèrent Colin Paturel. Pendant quelques instants, ils ne purent se rendre compte du combat qui se déroulait entre l'homme et la bête puis enfin ils virent à nouveau le roi des captifs faisant tournoyer sa massue en moulinets terribles. Il était en équilibre instable sur l'étroite corniche, mais il combattait avec autant de sang-froid et de vigueur que s'il avait pu disposer du recul nécessaire. Il s'était campé à l'extrême bord du précipice et non contre la paroi qui aurait gêné ses mouvements. Le moindre faux pas ou élan mal calculé le ferait basculer dans le vide. Il frappait son adversaire sans reprendre haleine et l'aigle n'en revenait pas d'une telle défense. À plusieurs reprises, il s'était éloigné. Une de ses ailes, brisée, pendait mais sans cesse il revenait, l'œil méchant, les serres en avant. Enfin Colin Paturel put le saisir par le cou, d'une main. Il lâcha sa massue, arracha son couteau de sa gaine et égorgea le rapace, avant de le rejeter dans le vide où le roi des airs tomba en tournoyant parmi ses plumes.
– Seigneur ! Vierge Marie ! marmotta le vieux Caloëns.
Tous étaient pâles et ruisselants de sueur.
– Eh bien, les gars, vous me remontez ? Qu'est-ce que vous attendez là-haut ?
– C'est juste, Majesté. On y va !
Colin Paturel avait hissé le cadavre de l'Arlésien en travers de son épaulé. Avec ce poids supplémentaire, la remontée fut longue et harassante. En abordant, le Normand resta un moment courbé, sur les genoux, reprenant son souffle avec peine ; le sang coulait de sa poitrine à travers les lambeaux de son burnous, déchiré par les serres de l'oiseau.
– J'aurais pu laisser le camarade en bas, dit-il, haletant, mais j'ai pas eu le courage ; l'Arlésien ne méritait pas qu'on le laissât manger par les charognards.
– Tu as eu raison. Colin ! On va lui donner une sépulture chrétienne. Tandis qu'ils écartaient les cailloux pour essayer de creuser une tombe avec leur coupecoupe, Angélique s'approcha de Colin Paturel, assis sur un rocher.
– Laissez-moi vous soigner, comme vous m'avez soignée hier, Colin.
– C'est pas de refus, ma mie. Ce volatile m'a endommagé sérieusement. Prenez la bouteille d'eau-de-vie dans mon havresac et allez-y carrément !
Il ne sourcilla pas tandis qu'elle imprégnait d'alcool les profonds sillons dont les ongles acérés de l'aigle avaient labouré sa poitrine. À le toucher, Angélique ne pouvait s'empêcher de sentir croître son respect pour lui. Un homme bâti de cette façon faisait honneur à son Créateur.
Mais Colin Paturel ne pensait plus au combat avec l'aigle. Il pensait à Francis l'Arlésien et son cœur lui faisait mal, beaucoup plus mal que sa poitrine déchirée...
Chapitre 4
Ils errèrent trois jours ainsi parmi les rochers brûlants et déserts. La soif recommençait à les tourmenter. Ils ne marchaient plus la nuit afin de ne pas risquer de terribles accidents dans les ténèbres. La région était peu fréquentée. Cependant, le deuxième jour, deux bergers maures qui faisaient paître leurs moutons au flanc d'une ravine herbeuse, les hélèrent de l'autre côté. Ils considéraient avec soupçon cette troupe haillonneuse parmi laquelle on entrevoyait une femme et la lévite noire d'un juif.
Colin Paturel leur répondit qu'ils se rendaient à Meld'jani. Les bergers poussèrent des exclamations outrées. Qui se rendait à Meld'jani en passant par la montagne alors que la route la plus courte était tracée dans la vallée et si bien tracée depuis que Moulay Ismaël y avait envoyé ses Noirs travailler ?... Étaient-ils des étrangers qu'on avait induits en erreur ? Ou des bandits ? Ou, qui sait, des chrétiens évadés ?... Les deux bergers ayant émis cette dernière supposition en ricanant, changèrent subitement d'expression. Ils se consultèrent à voix basse en jetant des regards aigus vers les voyageurs de l'autre bord de la faille.
– Passe-moi ton arc, Jean d'Harrostegui, dit Colin Paturel, et toi, Piccinino, mets-toi devant moi pour qu'ils ne voient pas ce que je prépare.
Les Maures soudain se mirent à glapir et s'enfuirent à toutes jambes. Mais les flèches du Normand les rattrapèrent dans le dos et, transpercés, ils roulèrent sur la pente tandis que leurs moutons dévalaient en marée brune et bêlante et se brisaient les pattes dans les ravins.
– Ils ne risquent plus de donner l'alarme. Nous aurions trouvé tous les villageois à nous attendre au passage du col.
Ils demeurèrent en alerte jusque-là. Ils apercevaient la route dont avaient parlé les bergers. Mais il n'était pas question pour eux de la suivre. Leurs vêtements déchirés, leur aspect fatigué et inquiétant les trahiraient au premier passant. Il fallait continuer d'avancer à travers la rocaille coupante, sous le soleil de feu et le ciel indigo, pesant et vertigineux, qui donnait aux pierres un aveuglant aspect d'ossements, la langue gonflée par la soir, les pieds en sang. Vers le soir, ils virent miroiter l'eau salvatrice au bord d'un précipice et malgré la raideur des parois entreprirent d'y descendre. Mais comme ils en approchaient un grondement monta, répercuté par les échos.
– Les lions !
Ils demeuraient accrochés au flanc de la falaise, tandis que les fauves, qu'avaient irrités les morceaux de roches détachés par eux éclataient en rugissements sonores. Répercutés par les falaises, le bruit devenait un tapage affreux et redoutable. Angélique voyait les formes blondes des gros fauves s'agiter à quelques pieds au-dessous d'elle. Elle se cramponna à une touffe de genévriers avec l'horrible impression que les racines allaient s'en arracher. Le Normand qui se trouvait un peu au-dessus d'elle la vit pâlir tandis que ses prunelles vertes s'emplirent de panique.
– Angélique ! appela-t-il.
Quand il commandait, sa voix habituellement lente et calme changeait. On n'échappait pas à l'emprise de ce ton bas et bref.
– Angélique, ne regardez pas en bas, petite ! Ne bougez plus. Tendez-moi la main.
Il l'enleva comme un fétu et elle se laissa aller contre lui, cachant son front contre l'épaule massive pour échapper au cauchemar de la vision dantesque. Il attendit avec patience qu'elle eût fini de trembler puis, profitant d'un moment d'accalmie dans le roulement orageux des clameurs, il cria :
– On remonte, les gars ! Pas la peine d'insister...
– Et l'eau ? Et l'eau ? gémit Jean-Jean de Paris.
– Va la chercher si le cœur t'en dit !
*****
Le soir de ce jour Angélique alla s'asseoir à l'écart, tandis que les captifs installaient un petit campement autour d'un maigre feu qu'ils osèrent allumer pour cuire des tubercules sauvages sous la cendre.
Elle appuya son front contre une pierre et resta là, hantée jusqu'à la torture par des visions de sorbets, de boissons glacées et transparentes, d'eau miroitante sous les palmes.
– Me laver ! Boire ! Je ne puis plus. Je ne pourrai pas aller plus avant.
Une main se posa sur sa tête. Une main aussi large ne pouvait appartenir qu'au Normand. Comme elle n'avait pas la force de bouger, il tira légèrement sur ses cheveux pour la contraindre à relever le front et elle vit une gourde de peau qu'il lui présentait avec la valeur d'une tasse d'eau au fond.