– Tu ne m'auras pas ! disait-il, tu ne m'auras pas !
Il parut soudain reconnaître le visage qui s'opposait a lui.
– Ah ! Colin, mon gars, fit-il d'une voix douce, il est donc temps de partir, ne crois-tu pas ?
– Oui, compagnon, il est temps. Va ! ordonna la voix lente du roi.
Et le vieux Caloëns mourut dans les bras du Normand avec une confiance d'enfant. Angélique, qu'avait bouleversée l'agonie terrible, se mit à pleurer en les contemplant, le maigre vieillard à la tête chenue et dégarnie, appuyé contre la poitrine de l'homme comme sur celle de son fils. Colin Paturel, après lui avoir fermé les yeux, lui croisa les mains.
– Aidez-moi à le transporter, dit-il. La tombe est déjà creusée. Il faut faire vite. Après, nous partirons !
Ils le couchèrent auprès du marquis de Kermœur, jetèrent la terre en hâte. Angélique voulut tailler deux croix.
– Pas de croix ! dit le Normand. Des Maures qui viendraient comprendraient que des Chrétiens ont récemment été enterrés ici et se lanceraient à notre poursuite.
*****
Et ce fut de nouveau la marche harassante à travers le paysage que la pleine lune aiguisait de vives arêtes métalliques. Angélique, reposée par ces deux jours de halte, s'était promis que Colin Paturel ne pourrait lui reprocher de traîner, mais elle avait beau faire elle ne pouvait soutenir l'allure de ses longues foulées et elle s'énervait de le voir l'attendre en se retournant, dressé comme une statue, sa massue sur l'épaule. Elle avait hâte qu'on retrouvât les autres qui au moins, grognant, jurant et peinant, marchaient comme de simples mortels et non comme des héros de mythologie inaccessibles à toute fatigue terrestre. Est-ce qu'il n'était jamais fatigué, ce diable de Colin Paturel ? Est-ce qu'il n'avait jamais peur ? Est-ce qu'il était inaccessible à toutes souffrances, celles du corps ou celle du cœur ? C'était une brute, au fond. Elle l'avait déjà pensé, mais cette marche qu'elle fit en sa seule compagnie l'ancra dans sa conviction. Cependant, ils firent tant et si bien qu'au lendemain soir ils parvenaient à l'orée du bois de chênes où devait avoir lieu la rencontre avec le Juif. Le carrefour des chemins creusés dans le sable où les chênes-lièges enfoncent leurs profondes racines s'apercevait au-dessus d'eux.
Colin Paturel fit halte. Ses yeux se plissèrent et elle fut surprise de voir qu'il regardait vers le ciel. Ses yeux suivirent cette direction et le soleil lui parut soudain obscurci par une nuée de vautours qui s'élevaient lentement des arbres. Les nouveaux arrivants avaient dû les déranger. Après quelques tours, ils s'abaissèrent de nouveau, leurs cous pelés tendus, et se posèrent alentour d'un gros chêne qui étendait ses branches à la croisée des chemins. Angélique aperçut enfin ce qui les attirait.
– Il y a deux corps pendus, dit-elle d'une voix étouffée.
L'homme les avait déjà vus.
– Ce sont deux Juifs. Je reconnais leurs lévites noires. Restez là. Je vais m'en approcher en rampant et en contournant le bois. Quoi qu'il arrive, ne faites pas un mouvement !
Chapitre 7
L'attente fut interminable et crucifiante. Les vautours battaient des ailes, trahissant par leur envol et leurs cris aigus l'approche de l'importun, mais Angélique ne pouvait l'apercevoir. Il reparut subitement, sans bruit, derrière elle.
– Eh bien !...
– L'un est un Juif que je ne connais pas, probablement Rabi Maïmoran. L'autre est... Jean-Jean de Paris.
– Mon Dieu ! fit-elle, en cachant son visage dans ses mains.
C'en était trop ! L'échec total de l'évasion se dessinait, inévitable. Les Chrétiens, en arrivant au lieu du rendez-vous, étaient tombés dans un piège.
– J'ai aperçu un adouar sur la droite. Le village des Maures qui les ont pendus. Peut-être le Vénitien et Jean d'Harrostegui y sont-ils encore, enchaînés ?... Je vais aller jusque-là.
– C'est de la folie !
– Il faut tout tenter ! J'ai repéré une grotte un peu plus haut dans la montagne. Vous allez vous y cacher et m'attendre.
Elle n'eût jamais osé discuter ses ordres. Mais elle savait que c'était de la folie. Il ne reviendrait pas.
Cette grotte, dont l'entrée se dissimulait derrière des touffes de genêts, serait sa tombe. Elle attendrait en vain le retour de ses compagnons morts. Colin Paturel l'installa avec toutes les provisions, la dernière gourde d'eau. Il laissa même sa massue, ne gardant que son poignard à sa ceinture. Il ôta ses sandales pour être plus à l'aise. Il donna également à Angélique sa tige d'amadou et sa pierre à fusil. Si une bête se présentait, elle n'aurait qu'à faire un petit feu d'herbes sèches pour l'effrayer. Sans un mot de plus, il se glissa hors de la grotte et s'éloigna. Et elle commença d'attendre. La nuit vint, avec ses cris confus de bêtes lointaines dans les fourrés. Des frôlements et des grattements paraissaient emplir la caverne de toutes parts. De temps en temps, n'y tenant plus, elle battait le briquet et promenait sa lueur autour d'elle, rassurée de n'apercevoir que les parois rocheuses. À la voûte, elle découvrit de curieux petits sacs de velours noir accrochés les uns contre les autres et comprit : les chauves-souris !
C'est de là que venaient ces frôlements, ces cris aigus qui la faisaient sursauter. Les yeux ouverts dans l'obscurité, elle s'efforçait de ne plus penser et de supporter la lenteur angoissante du temps qui s'écoulait. Un craquement au-dehors la fit se dresser d'espoir. Était-ce déjà le Normand qui revenait avec Piccinino-le-Vénitien et Jean d'Harrostegui ? Comme ce serait bon d'être réunis !... Mais tout de suite après, et très proche, un hululement lugubre s'éleva. Une hyène rôdait. Son ricanement triste, et comme désespéré, décrut. Elle descendait vers le carrefour, là où le corps de Jean-Jean de Paris se balançait. Il était mort, le joyeux clerc, l'ami préféré de Colin Paturel et son talbe attitré, et déjà sans doute les charognards avaient crevé ses yeux moqueurs. Il était mort, comme étaient morts l'Arlésien, le gentilhomme breton et le vieux pêcheur flamand. Comme ils allaient mourir les uns après les autres... Le royaume du Maroc ne rend pas ses captifs !... Moulay Ismaël triomphait.
Que deviendrait-elle si nul ne revenait ? Elle ne savait même pas où elle se trouvait. Qu'adviendrait-il lorsque, chassée par la faim et l'incertitude, elle quitterait son refuge ? Elle ne pouvait attendre aucune complicité des Maures, ni même de leurs femmes, créatures soumises et terrifiées. Elle serait découverte et ramenée au sultan. Et Osman Ferradji ne serait plus là pour la protéger.
Un soupir monta à ses lèvres :
– Oh ! Osman Ferradji, si votre grande âme erre au Paradis de Mahomet...
*****
L'aube lui fut annoncée par le piaillement des vautours reprenant leur ronde autour des pendus. Un brouillard laiteux envahissait la grotte. Angélique remua, engourdie par l'immobilité qu'elle avait gardée toutes ces longues heures et elle pensa qu'elle traversait l'épreuve la plus dure de son existence. Subir, ne pas pouvoir agir, ni crier, se plaindre ou essayer quelque chose !... Elle se terrait, le cœur battant comme celui d'un lièvre peureux, et elle ne bougeait pas parce que Colin Paturel lui en avait donné l'ordre. Et déjà le soleil montait.
Les captifs ne revenaient pas... Ils ne reviendraient plus...
Elle attendit encore, reprenant espoir parce qu'elle ne voulait pas que le sort fût aussi inéluctable, puis se décourageant à nouveau. Lorsque la massive silhouette de Colin Paturel obstrua l'entrée de la grotte, elle connut un tel sentiment de délivrance, de joie immense qu'elle se précipita vers lui, se cramponnant à son bras pour bien se persuader qu'enfin il était là !
– Vous êtes revenu ! Oh ! vous êtes revenu !