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Un frisson la secoua.

– Il faut qu'il en soit ainsi. Je n'aurais jamais lé courage de recommencer à être torturée. J'accepterais n'importe quoi...

– Baste ! Tu l'auras, le courage. On l'a toujours, le courage. Une seconde, une troisième fois, et chaque fois en croyant que c'est la bonne... Crois-moi !

Il considéra avec un demi-sourire d'ironie, les cicatrices de ses mains.

– C'est une bonne chose de ne pas vouloir mourir, dit-il. À condition de ne pas avoir peur de mourir. La mort, elle fait partie de notre jeu, à nous, les vivants. J'ai toujours pensé qu'il fallait la considérer comme une bonne compagnie, attachée à nos pas. Ainsi, nous cheminons avec la vie et la mort comme compagnes. Chacune a les mêmes droits sur nous. Faut pas s'en faire un épouvantail. Ni de l'une ni de l'autre. C'est ainsi et c'est le jeu. Le tout c'est que l'esprit ne reste pas en chemin... Assez causé, petite. Nous allons nous offrir un bon repas de Balthazar. Regarde ce bon feu qui nous réjouit le cœur. Le premier que nous contemplons depuis longtemps...

– N'est-ce pas dangereux ? Si les Maures aperçoivent la fumée ?

– Ils dorment sur leurs lauriers. Ils croient que nous sommes tous morts. Le Vénitien et le Basque – oh ! les braves gars – ils ont pensé à leur dire que les autres avaient été dévorés par les lions, qu'il n'y avait qu'eux qui restaient. La femme ? Ils demandaient ce qu'elle était devenue. Morte dans la montagne, piquée par un serpent. La nouvelle a été portée à Moulay Ismaël. Tout est donc en règle. Alors, tant pis. Faisons un peu de feu. Il faut absolument se remonter le moral. Ne crois-tu pas ?

– Cela va déjà mieux ! dit-elle en le regardant avec affection.

L'estime de Colin Paturel ranimait ses forces. C'était la meilleure récompense à la constance dont elle avait fait preuve jusqu'ici.

– Maintenant que je sais que vous êtes mon ami, je n'aurai plus peur. La vie est simple pour vous, Colin Paturel.

– Voire ! fit-il en s'assombrissant subitement. Des fois, je me dis que je n'ai peut-être pas connu le pire. Baste ! Ça ne sert à rien de se frapper à l'avance.

Ils firent rôtir le marcassin après l'avoir frotté de natron, de thym et de baies de genévrier, en se servant de l'épée du pauvre marquis, en guise de broche. Pendant une heure toute leur attention fut requise par la préparation du festin. L'odeur délicieuse de la viande grillée les faisait défaillir d'impatience et ils mangèrent les premières tranches avec voracité, ayant peine à retenir des soupirs de satisfaction.

– Bien le moment de faire de beaux discours sur l'éternité, dit enfin le Normand, moqueur. Y a pas, c'est quand même le ventre qui parle en premier. Sacré cochonnet, je m'en lécherais les doigts jusqu'au coude !

– Je n'ai jamais rien mangé d'aussi bon, affirma Angélique avec conviction.

– Pourtant, il paraît que les Sultanes sont nourries aux ortolans. Qu'est-ce qu'on mangeait dans le harem ? Raconte-moi ça pour étoffer un peu le menu ?

– Non, je ne désire pas me souvenir du harem.

Ils se turent. Rassasiés, rafraîchis par l'eau claire qui coulait au pied de la montagne et dont le Normand avait rempli sa gourde en revenant de la chasse, ils laissaient le bienfait du repos les envahir.

– Colin, où avez-vous acquis tant de science profonde ? Vos paroles ouvrent la porte à de vastes méditations, je l'ai remarqué souvent. Qui vous a enseigné ?

– La mer. Et le désert... et la servitude. Petite, tout ce qu'on rencontre porte son enseignement au même titre que les livres. Je ne vois pas pourquoi ce qu'on a là-dedans, fit-il en se frappant le crâne, ne servirait pas à réfléchir de temps en temps.

Il se mit à rire tout à coup. Quand il riait, l'éclair de ses dents blanches au milieu de sa barbe hirsute, le rajeunissait et ses yeux, habituellement graves et durs, pétillaient de malice.

– De vastes méditations !... répéta-t-il. Tu en as de bonnes, toi ! Parce que j'ai dit que la vie et la mort nous tiennent compagnie ? Ça ne te semble pas évident à toi ?... Comment alors vis-tu ?

– Je ne sais pas, dit Angélique en secouant la tête. Je crois que je suis au fond très sotte et superficielle et que jamais je n'avais réfléchi à rien.

Elle s'interrompit, ses prunelles se dilatèrent et elle lut sur le visage de son interlocuteur la même expression d'inquiétude. Il lui saisit le poignet. Ils attendirent, retenant leur souffle. Le bruit qui les avait alertés recommença. Des hennissements de chevaux au-dehors !... L'homme se leva et s'approcha à pas de loup de l'entrée de la grotte. Angélique le rejoignit. Au pied de la colline quatre cavaliers arabes étaient arrêtés et ils levaient la tête vers les rochers d'où ils avaient vu s'échapper la fumée suspecte. Leurs casques à hautes pointes, brillant hors de l'enveloppement de leurs burnous d'un blanc immaculé, révélaient des soldats de l'armée riffaine chargés d'assiéger les villes espagnoles de la côte et dont certains régiments étaient cantonnés à l'intérieur. L'un des Maures portait un mousquet. Les autres étaient armés de lances. Trois d'entre eux mirent pied à terre et commencèrent à gravir la colline en direction de la caverne, tandis que l'Arabe au mousquet restait en selle et prenait la garde des chevaux.

– Passe-moi mon arc, dit Colin Paturel à mi-voix. Combien reste-t-il de flèches dans le carquois ?

– Trois.

– Ils sont quatre ! Tant pis ! On s'arrangera.

L'œil toujours fixé sur les Maures qui s'avançaient, il prit l'arme, posa le pied sur un rocher devant lui afin de bien s'assurer et mit la flèche en place. Ses gestes étaient assurés, plus lents que d'habitude.

Il tira. Le cavalier au mousquet s'abattit en travers de sa selle et son cri se perdit dans le hennissement des chevaux affolés. Les Arabes qui montaient ne comprirent pas sur-le-champ ce qui se passait. Une seconde flèche, en plein cœur de l'un d'eux, l'abattit. Les deux autres se ruèrent en avant.

Colin Paturel ajusta la troisième flèche et transperça presque à bout portant le premier Maure qui arrivait. L'autre eut un mouvement d'hésitation et de recul. Brusquement, il tourna le dos et dévala la colline vers les chevaux.

Mais le Normand avait jeté à terre son arc inutile. Ramassant sa massue, il rejoignit en quelques bonds son adversaire qui lui fit face, tirant son cimeterre. Ils tournèrent l'un devant l'autre, s'observant, précautionneux comme des fauves sur le point de s'affronter. Puis la massue de Colin Paturel entra en action.

En quelques instants, l'Arabe, malgré son casque, gisait la face écrasée, la nuque brisée. Le Normand s'acharna sur lui jusqu'à ce qu'il fût certain de sa mort. Ensuite, il s'approcha de l'homme au mousquet. Celui-ci aussi était bien mort. Aucune des trois flèches n'avait manqué son but.

– C'était mon arme quand je braconnais dans les bois de ma Normandie, en mon jeune temps, confia-t-il, hilare, à Angélique, qui l'avait rejoint et calmait les chevaux nerveux.

L'horreur des gestes meurtriers accomplis faisait trop partie de leur vie menacée pour qu'ils s'y attardassent. Même la jeune femme n'eut qu'un bref regard aux quatre corps abattus parmi les touffes des genévriers.

– Nous allons prendre les chevaux. Nous en monterons deux et en mènerons chacun un. Les corps cachés dans la caverne, cela retardera les recherches. Les chevaux ne revenant pas sans cavalier à la casbah ne donneront pas l'alerte aussitôt et on ne s'avisera de leur absence que beaucoup plus tard.

Tous deux coiffèrent les casques pointus, s'enveloppèrent des burnous, sanglés de courroies et ayant effacé les traces du carnage, se lancèrent au grand galop sur la route. Les habitants de l'adouar devaient raconter aux alcaïds lancés trois jours plus tard à la recherche des soldats disparus qu'ils avaient vu passer à travers leurs villages deux cavaliers, volant comme des hirondelles et menant chacun un cheval de rechange. Ils s'étaient bien gardés de les apostropher ou de les arrêter, car un pauvre fellah peut-il se permettre un tel geste vis-à-vis de nobles guerriers ?