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Les chevaux furent retrouvés au pied des montagnes du Rif. On accusa des bandits dont les méfaits troublaient la région et des expéditions punitives furent envoyées vers leurs repaires.

*****

Colin Paturel et Angélique avaient abandonné les chevaux dès les premières marches en montagne, où seuls des mulets pouvaient voyager.

C'était la plus dure étape, mais la dernière. Passé ces contreforts arides du Rif, apparaîtrait la mer. De plus, le Normand, ayant résidé deux années, au début de sa captivité, dans la ville mystérieuse et sainte de Mechaouane11, connaissait fort bien la région où ils allaient s'engager. Il en connaissait les aspérités, les dangers innombrables, mais aussi les sentiers les plus courts et il savait que de longs jours, plus ils s'élèveraient vers les hauteurs, plus ils seraient tranquilles, à l'abri de toutes rencontres dangereuses. Leurs seuls ennemis seraient la montagne, le froid des nuits, le soleil brûlant du jour, la faim et la soif, mais les hommes les laisseraient en paix et les lions seraient moins nombreux. Il faudrait se méfier encore des sangliers. Singes, gazelles et porcs-épics n'étaient pas à craindre et fourniraient du gibier. Il avait conservé le mousquet et ses munitions, les vivres des soldats pris dans les poches de l'arçon, les burnous solides et chauds qui les protégeraient.

– Encore quelques jours et nous apercevrons Ceuta.

– Combien de jours ? demandait Angélique.

Le Normand, méfiant, se refusait à préciser. Sait-on jamais ?... Avec de la chance on pouvait dire : quinze jours... Avec de la malchance...

*****

La malchance surgit un après-midi où ils peinaient à travers des roches brûlantes. Angélique avait profité d'un tournant qui la cachait à son compagnon pour s'asseoir sur un gros caillou. Elle ne voulait pas qu'il la vît faiblir. Il lui avait tant répété qu'il la jugeait infatigable. Mais elle était loin d'égaler son endurance. Lui n'était jamais fatigué. Sans elle, il eût certainement marché jour et nuit sans s'arrêter plus d'une heure. Angélique reprenait souffle, assise sur son rocher, lorsqu'elle ressentit une violente douleur au mollet et, se penchant, elle eut le temps d'apercevoir l'éclair rapide d'un reptile filant sous les pierres.

– J'ai été piquée par un serpent.

Le souvenir de quelque chose d'inéluctable s'embrouilla dans son esprit. « La femme est morte piquée par un serpent », avaient dit le Vénitien et le Basque avant de mourir. Le passé avait anticipé sur le présent mais le temps n'existe pas et ce qui est écrit est écrit !... Elle eut cependant le réflexe de dénouer sa ceinture et de la lier au-dessous du genou et elle resta là, glacée, les pensées s'entrechoquant dans sa tête.

« Que va dire Colin Paturel ? Jamais il ne me pardonnera cela !... Je ne peux plus marcher... Je vais mourir... »

La haute stature de son compagnon réapparut. Ne l'apercevant plus, il était retourné sur ses pas.

– Qu'y a-t-il ?

Angélique essaya de sourire.

– J'espère que ce n'est pas grave, mais je... je crois que j'ai été mordue par un serpent.

Il s'approcha et s'agenouilla pour examiner la jambe, qui commençait de noircir et d'enfler. Puis il tira son couteau, en essaya le tranchant de la lame sur son doigt, alluma rapidement quelques brindilles sèches et fit flamber la lame jusqu'au rouge.

– Qu'allez-vous me faire ? demanda la jeune femme, effrayée. Il ne répondit pas.

Il lui prit la cheville avec fermeté et vivement trancha un morceau de chair à l'emplacement de la piqûre, cautérisant du même coup la plaie, de la lame incandescente.

Sous l'atroce douleur, Angélique poussa un hurlement et s'évanouit.

*****

Quand elle revint à elle, le crépuscule tombait sur la montagne. Elle était étendue sous un des burnous qui leur servaient de couverture et Colin Paturel lui faisait boire une tasse de thé à la menthe brûlant et très fort.

– Te voilà mieux, fillette ; le plus dur est passé maintenant. Et quand elle eut un peu rassemblé ses esprits :

– J'ai dû abîmer ta jolie jambe. Dommage ! Tu ne pourras plus remonter ton cotillon pour danser la bourrée sous l'ormiau, ma mie !... Mais fallait que je le fasse. Sans cela, tu n'en avais plus que pour une heure !...

– Je vous remercie, dit-elle faiblement.

Elle sentait la brûlure de sa plaie, qu'il avait pansée après y avoir appliqué des feuilles rafraîchissantes. « Les plus jolies jambes de Versailles... » Elle aussi, comme les autres, porterait sur son corps les traces de sa captivité en Barbarie. Traces glorieuses sur lesquelles elle s'attendrirait ou ferait la grimace en enfilant avec un soupir ses bas de soie à baguettes d'or... plus tard. Il la vit sourire.

– Bravo ! le courage est toujours là. Nous allons repartir. Elle le regarda, un peu effarée, mais déjà prête à lui obéir.

– Croyez-vous que je vais pouvoir marcher ?

– Pas question. Tu ne pourras remettre le pied à terre avant huit jours, sinon ta plaie risque de s'infecter. Ne crains rien. Je te porterai.

Chapitre 8

Ce fut ainsi qu'ils continuèrent leur lente ascension. L'hercule normand pliait à peine sous ce nouveau poids et il allait du même pas mesuré. Il avait dû abandonner sa massue, trop encombrante. Il gardait le mousquet et le sac de vivres accrochés à une épaule. La jeune femme était sur son dos, les deux bras autour de son cou et il sentait le parfum de sa chevelure lorsque parfois, lasse, elle laissait aller son front contre la nuque massive de son porteur. C'était cela le plus dur, le plus difficile. Plus dur que la fatigue, que la marche pesante, interminable, sous l'œil froid de la lune qui les suivait à travers le paysage désertique, projetant une seule ombre biscornue sur le sol cendreux. La porter, sentir ce poids doux et accablant rivé à lui, ses reins sous ses mains qui les soutenaient...

Angélique s'en voulait de la fatigue qu'elle imposait à son compagnon. Elle s'en voulait de se sentir trop bien portée ainsi comme une enfant, par cette échine puissante. En fait, les rudes épaules de Colin Paturel avaient été accoutumées à des charges plus écrasantes au cours de ses douze années d'esclavage. Réputé pour sa force, il avait été soumis à des tâches surhumaines. Ses muscles, son cœur même, exercés au delà des possibilités humaines, avaient acquis une résistance extraordinaire. À peine allait-il plus lentement, à peine son souffle se faisait-il un peu plus rauque, s'élevant dans le silence de la nuit et des vastes espaces blancs sous le clair de lune.

Angélique regardait, éblouie et croyant rêver, la beauté du paysage déroulé sous ses yeux. Trop de nuits, elle avait marché, tendue vers l'unique but de ne pas se laisser distancer. Maintenant, elle s'apercevait que le ciel avait des profondeurs bleues intenses et les étoiles des reflets d'or. Un ciel d'enluminure, sur lequel se détachaient, dessinés par un fin pinceau chargé de blanc et d'argent, le profil des monts lointains sur la gauche, et le ruban des oueds au creux des vallées.

Aujourd'hui encore elle avait échappé à la mort. Son sang reprenait dans ses veines le chant victorieux « Je suis vivante ! VIVANTE ! ».

Elle dut s'endormir, car soudain le ciel se déploya devant elle, rose et rouge. L'homme marchait toujours de son pas lent et méthodique. Angélique eut un brusque élan de tendresse et de vénération et faillit baiser la chair boucanée, si proche de ses lèvres.

– Colin, supplia-t-elle, oh ! je vous en prie, arrêtez-vous, reposez-vous. Vous devez être à bout de forces.

Il lui obéit en silence. Il la laissa glisser à terre et alla s'asseoir à l'écart, mettant son front contre ses genoux. Elle voyait ses larges épaules se mouvoir sous son souffle précipité.