« C'est trop », songea-t-elle. « Même un homme de son endurance ne peut accomplir un tel exploit. »
Si elle avait pu seulement marcher un peu ! Elle se sentait reposée et pleine de forces et de courage. Mais dès qu'elle essaya de mettre le pied à terre des élancements violents lui firent comprendre qu'en insistant elle risquerait d'abîmer la plaie et d'aggraver son état. Elle se traîna jusqu'au sac de vivres, prépara une poignée de dattes et de figues sèches et les porta à Colin Paturel, ainsi que la gourde de peau.
Le Normand releva la tête. Ses traits étaient tirés et son regard vague. Il fixa la nourriture sans paraître la voir.
– Laisse ça, dit-il avec rudesse. T'occupe pas.
– Vous n'en pouvez plus, Colin, et c'est de ma faute. Oh ! je suis désolée.
– Laisse ça, répéta-t-il, presque féroce.
Il secoua sa chevelure de Viking comme un lion importuné.
– T'en fais pas. Une heure de sommeil et ça ira.
Il laissa retomber lourdement son front sur ses genoux. Elle s'éloigna à son tour, se reposa après avoir mangé quelques fruits sèches. L'air était frais et à des lieues à la ronde on n'apercevait aucun adouar, aucune trace de vie humaine. C'était merveilleux !
Faute d'avoir mieux à faire, elle dormit encore. Quand elle rouvrit les yeux, Colin Paturel revenait de la chasse, un jeune faon en travers des épaules.
– Colin, vous êtes fou ! s'écria Angélique. Vous devriez être recru de fatigue.
Le Normand haussa les épaules.
– Pour qui me prends-tu, petite ? Pour une mauviette de ton espèce ?
Il était d'humeur morose et se montra taciturne, évitant de la regarder. Angélique s'inquiéta, craignant qu'il ne lui cachât un nouveau danger.
– Les Maures pourraient-ils nous surprendre ici, Colin ?
– Pense pas. Pour plus de sûreté, nous allumerons le feu dans le ravin.
La jambe d'Angélique allait si bien qu'elle put enfin descendre, avec précaution, jusqu'au ruisseau.
C'est là qu'ils rencontrèrent leur dernier fauve. Ils l'aperçurent trop tard, de l'autre côté du ruisseau. C'était une lionne, tapie dans la posture d'un gros chat aux aguets. Il lui aurait suffi d'un bond pour les atteindre.
Colin Paturel se figea comme une statue de pierre. Ses yeux ne quittaient pas la lionne et il se mit à lui parler lentement. Quelques instants après, l'animal, perplexe, se retira en tapinois. On vit luire ses yeux derrière un fourré, puis le mouvement des herbes marqua le chemin de sa retraite.
Le Normand poussa un soupir à faire tourner tous les moulins de Hollande. Son bras entoura les épaules d'Angélique et la serra contre lui.
– M'est avis que le ciel est avec nous. Qu'est-ce qui a bien pu se passer dans la cervelle de cette bête pour qu'elle nous laisse en paix ?
– Vous lui parliez en arabe. Que lui avez-vous dit ?
– Est-ce que je sais ? Je ne me suis même pas rendu compte de la langue que j'employais. Seulement, j'ai pensé que je pouvais essayer de communiquer avec elle, qu'entre elle et moi il y avait moyen de s'entendre. Avec un Maure, ç'aurait été impossible.
Il hocha la tête.
– Je m'entendais bien avec les lions de Miquenez.
– Je me souviens, dit Angélique en essayant de rire, ils n'ont pas voulu vous manger...
L'homme abaissa son regard vers le visage décomposé de la jeune femme.
– Tu n'as pas poussé un cri ? Tu n'as pas fait un geste ?... C'est bien, ma mie.
Les couleurs revenaient aux joues d'Angélique. Le bras de Colin Paturel était un rempart inviolable. Elle ressentait son étreinte comme une source de forces. Levant les yeux, elle lui sourit avec confiance.
– Près de vous, je ne peux éprouver aucune peur.
Les mâchoires du Normand se crispèrent et derechef son visage s'assombrit.
– Restons pas là, grommela-t-il. Faut pas jouer avec le sort. Allons plus loin.
Ils remplirent leurs gourdes au ruisseau et cherchèrent une crique de rochers éloignée de la rive pour allumer leur feu. Mais ce repas ne leur apporta d'autre satisfaction que d'apaiser leur faim. L'atmosphère demeurait pesante. Colin Paturel, le front plissé et soucieux, ne desserrait pas les dents. Angélique, après avoir vainement cherché à combler le silence, se laissait envahir par un trouble subtil qu'elle ne définissait pas et qui lui mettait les nerfs à vif. Pourquoi Colin Paturel était-il si sombre et inquiet ? Lui en voulait-il de les avoir attardés par sa blessure ? Quel danger pressentait-il, rôdant autour d'eux, et que signifiait le regard rapide qu'il lui jetait parfois à la dérobée de sous ses blonds sourcils touffus ? Le vent du soir passa sur eux comme une aile veloutée. La lumière éteinte laissait de froids coloris bleus, des pastels sombres et doux poudrant les montagnes, le ciel et les vallées, et s'épaississant peu à peu. Dans l'ombre envahissante, Angélique tourna vers Colin Paturel son blanc visage angoissé.
– Je... Je crois que je pourrai marcher, cette nuit, dit-elle. Il secoua la tête.
– Non, petite, tu ne pourras pas. Ne crains rien. Je te porterai.
Sa voix était empreinte d'une sorte de tristesse.
« Oh ! Colin », faillit-elle s'écrier en pleurant, « que se passe-t-il ? Allons-nous vers la mort tous deux ? »
Sur son dos, les bras autour de son cou, elle ne goûta pas la paix de l'autre nuit. Le souffle de l'homme se répercutait en elle avec les battements sourds de son cœur et lui rappelait ces émouvants aveux de volupté que tant d'hommes haletants lui avaient faits entre ses bras frêles de femme. C'était elle alors qui semblait les porter et voici que dans la somnolence qui la gagnait, le front enfoui contre la nuque moite et musclée de son rude compagnon, elle sentait qu'elle appesantissait sur lui le poids de son invincible féminité. L'air des montagnes descendait vers eux, presque glacé et chargé de senteurs pénétrantes, d'un riche et mystérieux parfum, évocateur de beauté et de somptuosité. Le soleil levant leur montra les cèdres couvrant le flanc de la montagne de leurs longs branchages, évasés comme l'asile de sombres tentes autour des troncs courts et puissants. Leur ombre couvrait un gazon léger piqueté de fleurs blanches en étoiles, et partout l'odeur unique du bois flottait, embaumant chaque souffle du vent. Colin Paturel franchit un torrent bondissant en remous neigeux, monta encore et découvrit l'entrée d'une grotte, petite, au tapis de sable blanc.
– Arrêtons-nous ici, dit-il. Apparemment aucune bête n'y habite. Nous pourrons peut-être allumer du feu sans danger.
Il parlait entre les dents et sa voix était très rauque. Était-ce d'épuisement... Angélique le suivit des yeux avec anxiété. Il y avait quelque chose de bizarre en lui et elle ne pouvait plus supporter de ne pas savoir quoi. Peut-être était-il malade ? Se sentait-il gravement atteint ? L'idée ne l'avait jamais effleurée qu'il pourrait lui aussi fléchir. Ce serait affreux ! Mais elle ne l'abandonnerait pas ! Elle le soignerait, elle le ranimerait, comme il l'avait ranimée. Il se déroba à l'interrogation muette des grands yeux verts qui le fixaient.
– Je vais dormir, dit-il laconiquement.
Il sortit. Angélique soupira. L'endroit était charmant et la faisait rêver. Pourvu qu'il ne cachât pas quelque piège atroce qui viendrait encore les abattre !... Elle disposa leurs pauvres vivres sur un galet plat : les figues séchées, les tranches de gibier rôties la veille. Les gourdes étaient vides. Le murmure du torrent en contrebas l'attira. Elle y descendit sans trop de difficultés, se souvint à temps de regarder avec précaution autour d'elle, mais seuls quelques oiseaux au plumage chatoyant s'ébattaient sur les bords. Angélique remplit les gourdes, puis se lava avec soin dans l'eau très froide. Son sang courait vif sous sa peau. Elle se pencha vers une vasque d'eau ménagée, dans le creux d'un rocher et s'y vit tout à coup comme dans un miroir. Alors elle faillit pousser un cri de surprise. La femme qui se reflétait là, blonde sous l'indigo du ciel, paraissait avoir vingt ans. Les traits affinés, les yeux agrandis d'un cerne mauve, habitués à guetter l'horizon et qui interrogeaient avec une sorte de candeur nouvelle, la courbe de la bouche sans fard, gercée et décolorée, n'étaient plus ceux d'une femme aux expériences amères, mais ceux d'une jeune fille sans apprêt qui s'ignore encore et se livre sans déguisement. Le vent âpre, le soleil implacable, l'oubli de toute coquetterie dans les angoisses qui l'avaient accablée, avaient redonné à son visage, trop habilement mis en valeur jadis, une sorte de virginité. Son teint était horrible, certes : brun comme celui d'une bohémienne, mais en contraste ses cheveux devenaient blonds comme un rayon de lune sur les sables. La maigreur de son corps frêle perdu dans l'enveloppement du burnous de laine, sa chevelure dénouée, ses pieds nus étaient ceux d'une sauvageonne.