Elle se glissa à ses côtés et il ne la vit que lorsqu'elle appuya sa joue contre son bras. Il tressaillit violemment et se dégagea.
– T'as donc pas compris ce que je t'ai expliqué tout à l'heure, petite ? fit-il, rogue.
– Si, je crois que j'ai compris, murmura-t-elle.
Ses mains remontèrent doucement sur la poitrine de Colin Paturel, vers ses larges épaules.
Il recula encore et devint rouge.
– Ah ! non, fit-il, c'est pas cela !... Non, tu n'as pas compris. Non, je ne t'ai rien demandé. Ma petite ! Ma pauvrette... Qu'est-ce que tu vas croire ?
Il lui prenait les deux mains dans les siennes, pour la maintenir à l'écart. Si elle le touchait, s'il sentait encore cette approche caressante, il succomberait, il perdrait la tête.
– Qu'est-ce que tu vas penser ! Moi qui me donnais tant de mal pour que tu ne te doutes de rien... Je n'aurais jamais ouvert la bouche, tu n'aurais jamais rien su si tu ne m'avais pris en traître... alors que je m'éveillais... de mon sommeil plein de rêves de toi... Oublie mes paroles... Je m'en voudrais trop. Va, je sais... Je me doute, pauvrette ! Tu as connu l'esclavage des femmes, qui n'est pas moins pire que celui des hommes. C'est assez pour toi d'avoir été vendue, d'être passée d'un maître à l'autre. Il ne sera pas dit que je serai un maître de plus à te prendre de force.
Les yeux d'Angélique s'emplissaient de lumière. Les mains de Colin Paturel rayonnaient en elle leur chaleur et son rude visage lui apparaissait émouvant dans son désarroi. Elle n'avait jamais remarqué que ses lèvres fussent aussi charnues et fraîches dans l'encadrement de la barbe blonde. Certes, il était assez fort pour la tenir à distance, mais il ne connaissait pas le pouvoir du regard d'Angélique. Et elle fut à nouveau sur son cœur, élevant ses deux bras vers lui.
– Petite, murmura-t-il, va-t'en... Je ne suis qu'un homme.
– Et moi, dit-elle avec un rire tremblé, je ne suis qu'une femme... Oh ! Colin, cher Colin, n'avons-nous pas assez de choses à supporter, au-dessus de nos forces ?... Je crois que celle-ci nous est donnée pour notre consolation.
Et elle posa son front contre sa poitrine, comme elle l'avait obscurément souhaité au cours de ce dur voyage. Et elle se grisa de sa vigueur, du mâle parfum qu'elle osait savourer enfin, goûtant des lèvres, à petits baisers timides, sa chair drue. Le Normand reçut cet aveu muet comme un arbre la foudre : avec un frémissement qui l'ébranla tout entier. Il se pencha. Un étonnement sans bornes l'envahissait. Cette créature, un peu trop fière, un peu trop intelligente pour lui, pensait-il parfois, que le sort lui avait donnée pour compagne dans leur cruelle odyssée, voici qu'il la découvrait femme, comme les autres, câline et quémandeuse, comme celles qui dans les ports s'accrochent aux beaux gars à barbe blonde.
Collée à lui, elle ne pouvait ignorer la passion qui le possédait et elle y répondait d'un imperceptible mouvement de tout son corps tenté, timide par pudeur mais déjà égarée, l'appelant en silence avec ce mouvement de gorge des colombes amoureuses qu'ont certaines femmes que le désir oppresse.
Éperdu, il l'enleva contre lui, pour la regarder au visage.
– C'est-y possible ! murmura-t-il.
Pour toute réponse elle se laissa aller contre son épaule. Alors il l'emporta dans ses bras. Il tremblait. Il l'emporta jusqu'au fond de la caverne comme s'il eût craint de voir à la lumière son éblouissant bonheur. Là où l'ombre était profonde et le sable froid et doux.
L'élan le plus instinctif du monde passant par le sang d'un Colin Paturel avait l'intensité d'un torrent, ravageant tout sur son passage et jusqu'à la défense que son esprit délicat avait si longtemps opposé à la violence de ses désirs.
Libéré, il ne pouvait plus rien que s'y abandonner sauvagement, ivre du pouvoir qu'elle lui avait donné. Il la dévorait comme un affamé, ne se rassasiant pas de sa nudité lisse, de la sentir contre lui, de sentir sa peau de femme, ses cheveux fluides, la surprise grisante et voluptueuse de ses tendres seins sous ses paumes.
Si avide et à bout de patience, après tant de secrets tourments, qu'il la violentait presque, exigeant inlassablement l'aveu de son corps, expirant sur elle et demeurant là, silencieux et foudroyé, ses bras noueux l'étreignant jalousement comme le plus précieux trésor. L'ombre s'était épaissie lorsque Angélique rouvrit les yeux. Au-dehors, le crépuscule devait s'éteindre.
La jeune femme bougea un peu, engourdie par ce dur cercle de fer autour d'elle : les bras de Colin Paturel. Il chuchota :
– Tu dors ?
– J'ai dormi.
– Tu ne m'en veux pas ?
– Vous savez bien que non.
– Je suis une brute, hein, ma jolie, dis-le... Mais dis-le donc !
– Non... N'avez-vous pas senti que vous me rendiez heureuse ?
– Vrai ?... Alors, il faut me dire « tu » maintenant.
– Si tu le veux... Colin, ne crois-tu pas qu'il fait nuit dehors et qu'il faut repartir ?
– Oui, mon agneau.
*****
Ils marchaient dans l'allégresse sur le dur sentier, lui la portant, elle reposant sa tête contre sa nuque solide. Plus rien ne les séparait. Ils avaient scellé l'alliance de leurs deux vies menacées, et les dangers, les souffrances ne viendraient plus d'eux-mêmes. Colin Paturel ne cheminerait plus les nerfs tendus, tourmenté du feu de l'Enfer comme un damné, l'esprit obsédé par la crainte de se trahir. Angélique n'aurait plus à s'effrayer de ses regards méchants et de sa sauvagerie. Elle ne se sentirait plus trembler de solitude. Quand elle en aurait envie, elle pourrait poser ses lèvres sur cette rugueuse cicatrice qu'il avait au cou depuis que Moulay Ismaël lui avait imposé dix jours un carcan hérissé de pointes.
– Doucement, mignonne, disait-il en riant, tiens-toi tranquille. Nous avons encore de la route à faire.
Il mourait d'envie de la faire glisser vers lui pour prendre ses lèvres, de la coucher dans le sable, sous la lune, pour retrouver l'ivresse qu'il avait goûtée près d'elle. Il se domina. Il y avait encore de la route à faire, oui-da, et la petite était lasse. Il ne fallait pas oublier qu'elle souffrait de la faim et qu'elle avait été mordue par une de ces saletés de vipère cornue ! Il l'avait diablement oublié lui-même, pendant un certain moment. Brute qu'il était !... Il n'avait jamais trop pensé à ménager une femme mais, pour celle-ci, il apprendrait. S'il avait pu la combler, lui éviter toute peine ! S'il avait pu faire surgir devant elle une table couverte de mets délectables, lui offrir l'asile de « ce grand lit carré, couvert de taies blanches... avec, aux quatre coins des bouquets de pervenches » dont parle une vieille chanson du pays... À Ceuta ils iraient boire ensemble l'eau de la source dont Ulysse se délecta pendant sept ans, alors qu'il était prisonnier des yeux de Calypso, fille d'Atlante. C'est ce que racontent les marins...
Il marchait, en rêvant éveillé. Elle donnait contre lui, elle était lasse. Lui, il n'était pas las ! Il portait sur son dos toute la joie du monde.
*****
À l'aube, ils firent halte. Ils s'étendirent dans une prairie d'herbe courte. Ils ne cherchaient plus l'abri, sûrs d'être seuls désormais. Leurs yeux s'interrogèrent. Cette fois il n'avait plus peur d'elle. Il voulait savoir tout d'elle et il put contempler son visage de mourante heureuse, renversée sur la nappe de ses beaux cheveux.